Tricot par DWT

Comparaison des deux textes dont l'un exposé par Lacan en pleine vue de son cabinet d'analyse
dont le verso demeura invisible aux flichiques qui quadrillèrent son savoir
témoin de la phase lacanienne de l'histoire de la psychanalyse

 

LA LETTRE VOLÉE UN SCANDALE EN BOHÈME
Nil sapientioe odiosius acumine nimio
SÉNÈQUE
J’étais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée d’automne,
je jouissais de la double volupté de la méditation et d’une pipe d’écume
de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou
cabinet d’étude, rue Dunot, n° 33, au troisième, faubourg Saint-Germain.
Pendant une bonne heure, nous avions gardé le silence ; chacun de nous,
pour le premier observateur venu, aurait paru profondément et exclusivement
occupé des tourbillons frisés de fumée qui chargeaient
l’atmosphère de la chambre. Pour mon compte, je discutais en moimême
certains points, qui avaient été dans la première partie de la soirée
l’objet de notre conversation ; je veux parler de l’affaire de la rue
Morgue, et du mystère relatif à l’assassinat de Marie Roget. Je rêvais
donc à l’espèce d’analogie qui reliait ces deux affaires, quand la porte de
notre appartement s’ouvrit et donna passage à notre vieille connaissance,
à M. G… , le préfet de police de Paris.
Pour Sherlock Holmes, elle est toujours la femme. Il la juge
tellement supérieure à tout son sexe, qu’il ne l’appelle presque
jamais par son nom ; elle est et elle restera la femme.
Aurait-il donc éprouvé à l’égard d’Irène Adler un sentiment
voisin de l’amour ? Absolument pas ! Son esprit lucide, froid,
admirablement équilibré répugnait à toute émotion en général et
à celle de l’amour en particulier. Je tiens Sherlock Holmes pour la
machine à observer et à raisonner la plus parfaite qui ait existé
sur la planète ; amoureux, il n’aurait plus été le même. Lorsqu’il
parlait des choses du coeur, c’était toujours pour les assaisonner
d’une pointe de raillerie ou d’un petit rire ironique. Certes, en
tant qu’observateur, il les appréciait : n’est-ce pas par le coeur que
s’éclairent les mobiles et les actes des créatures humaines ? Mais
en tant que logicien professionnel, il les répudiait : dans un
tempérament aussi délicat, aussi subtil que le sien, l’irruption
d’une passion aurait introduit un élément de désordre dont aurait
pu pâtir la rectitude de ses déductions. Il s’épargnait donc les
émotions fortes, et il mettait autant de soin à s’en tenir à l’écart
qu’à éviter, par exemple de fêler l’une de ses loupes ou de semer
des grains de poussière dans un instrument de précision. Telle
était sa nature. Et pourtant une femme l’impressionna : la femme,
Irène Adler, qui laissa néanmoins un souvenir douteux et discuté.
Ces derniers temps, je n’avais pas beaucoup vu Holmes. Mon
mariage avait séparé le cours de nos vies. Toute mon attention se
trouvait absorbée par mon bonheur personnel, si complet, ainsi
que par les mille petits soucis qui fondent sur l’homme qui se crée
un vrai foyer. De son côté, Holmes s’était isolé dans notre meublé
de Baker Street ; son goût pour la bohème s’accommodait mal de
toute forme de société ; enseveli sous de vieux livres, il alternait la
cocaïne et l’ambition : il ne sortait de la torpeur de la drogue que
pour se livrer à la fougueuse énergie de son tempérament. Il était
toujours très attiré par la criminologie, aussi occupait-il ses dons
exceptionnels à dépister quelque malfaiteur et à élucider des
énigmes que la police officielle désespérait de débrouiller. Divers
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échos de son activité m’étaient parvenus par intervalles :
notamment son voyage à Odessa où il avait été appelé pour le
meurtre des Trepoff, la solution qu’il apporta au drame ténébreux
qui se déroula entre les frères Atkinson de Trincomalee, enfin la
mission qu’il réussit fort discrètement pour la famille royale de
Hollande. En dehors de ces manifestations de vitalité, dont j’avais
simplement connaissance par la presse quotidienne, j’ignorais
presque tout de mon ancien camarade et ami.
Un soir – c’était le 20 mars 1888 – j’avais visité un malade et
je rentrais chez moi (car je m’étais remis à la médecine civile)
lorsque mon chemin me fit passer par Baker Street. Devant cette
porte dont je n’avais pas perdu le souvenir et qui sera toujours
associée dans mon esprit au prélude de mon mariage comme aux
sombres circonstances de l’Étude en Rouge, je fus empoigné par
le désir de revoir Holmes et de savoir à quoi il employait ses
facultés extraordinaires. Ses fenêtres étaient éclairées ; levant les
yeux, je distingue même sa haute silhouette mince qui par deux
fois se profila derrière le rideau. Il arpentait la pièce d’un pas
rapide, impatient ; sa tête était inclinée sur sa poitrine, ses mains
croisées derrière son dos. Je connaissais suffisamment son
humeur et ses habitudes pour deviner qu’il avait repris son
travail. Délivré des rêves de la drogue, il avait dû se lancer avec
ardeur sur une nouvelle affaire. Je sonnai, et je fus conduit à
l’appartement que j’avais jadis partagé avec lui. Il ne me prodigua
pas d’effusions. Les effusions n’étaient pas son fort. Mais il fut
content, je crois, de me voir. A peine me dit-il un mot. Toutefois
son regard bienveillant m’indiqua un fauteuil ; il me tendit un
étui à cigares ; son doigt me désigna une cave à liqueurs et une
bouteille d’eau gazeuse dans un coin. Puis il se tint debout devant
le feu et me contempla de haut en bas, de cette manière
pénétrante qui n’appartenait qu’à lui.
« Le mariage vous réussit ! observa-t-il. Ma parole, Watson,
vous avez pris sept livres et demie depuis que je vous ai vu.
– Sept, répondis-je.
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– Vraiment ? J’aurais cru un peu plus. Juste un tout petit peu
plus, j’imagine, Watson. Et vous avez recommencé à faire de la
clientèle, à ce que je vois. Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez
l’intention de reprendre le collier !
– Alors, comment le savez-vous ?
– Je le vois ; je le déduis. Comment sais-je que récemment
vous vous êtes fait tremper, et que vous êtes nanti d’une bonne
maladroite et peu soigneuse ?
– Mon cher Holmes, dis-je, ceci est trop fort ! Si vous aviez
vécu quelques siècles plus tôt, vous auriez certainement été brûlé
vif. Hé bien ! oui, il est exact que jeudi j’ai marché dans la
campagne et que je suis rentré chez moi en piteux état ; mais
comme j’ai changé de vêtement, je me demande comment vous
avez pu le voir, et le déduire. Quant à Mary-Jane, elle est
incorrigible ! ma femme lui a donné ses huit jours ; mais là
encore, je ne conçois pas comment vous l’avez deviné. »
Il rit sous cape et frotta l’une contre l’autre ses longues mains
nerveuses.
« C’est d’une simplicité enfantine, dit-il. Mes yeux me disent
que sur le côté intérieur de votre soulier gauche, juste à l’endroit
qu’éclaire la lumière du feu, le cuir est marque de six égratignures
presque parallèles ; de toute évidence, celles-ci ont été faites par
quelqu’un qui a sans précaution gratté autour des bords de la
semelle pour en détacher une croûte de boue. D’où, voyez-vous,
ma double déduction que vous êtes sorti par mauvais temps et
que, pour nettoyer vos chaussures, vous ne disposez que d’un
spécimen très médiocre de la domesticité londonienne. En ce qui
concerne la reprise de votre activité professionnelle, si un
gentleman qui entre ici, introduit avec lui des relents
d’iodoforme, arbore sur son index droit la trace noire du nitrate
d’argent, et porte un chapeau haut de forme pourvu d’une bosse
indiquant l’endroit où il dissimule son stéthoscope, je serais en
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vérité bien stupide pour ne pas l’identifier comme un membre
actif du corps médical. »
Je ne pus m’empêcher de rire devant l’aisance avec laquelle il
m’expliquait la marche de ses déductions.
« Quand je vous entends me donner vos raisons, lui dis-je, les
choses m’apparaissent toujours si ridiculement simples qu’il me
semble que je pourrais en faire autant ; et cependant chaque fois
que vous me fournissez un nouvel exemple de votre manière de
raisonner, je reste pantois jusqu’à ce que vous m’exposiez votre
méthode. Mes yeux ne sont-ils pas aussi bons que les vôtres ?
– Mais si ! répondit-il en allumant une cigarette et en se
jetant dans un fauteuil. Seulement vous voyez, et vous n’observez
pas. La distinction est claire. Tenez, vous avez fréquemment vu
les marches qui conduisent à cet appartement, n’est-ce pas ?
– Fréquemment.
– Combien de fois ?
– Je ne sais pas : des centaines de fois.
– Bon. Combien y en a-t-il ?
– Combien de marches ? Je ne sais pas.
– Exactement ! Vous n’avez pas observé. Et cependant vous
avez vu. Toute la question est là. Moi, je sais qu’il y a dix-sept
marches, parce que, à la fois, j’ai vu et observé. A propos, puisque
vous vous intéressez à ces petits problèmes et que vous avez été
assez bon pour relater l’une ou l’autre de mes modestes
expériences, peut-être vous intéresserez-vous à ceci… – Il me
tendit une feuille de papier à lettres, épaisse et rose, qui se
trouvait ouverte sur la table. – Je l’ai reçue au dernier courrier,
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reprit-il. Lisez à haute voix. » La lettre n’était pas datée, et elle ne
portait ni signature ni adresse de l’expéditeur :
« On vous rendra visite ce soir à huit heures moins le quart.
Il s’agit d’un gentleman qui désire vous consulter sur une affaire
de la plus haute importance. Les récents services que vous avez
rendus à l’une des cours d’Europe ont témoigné que vous êtes un
homme à qui on peut se fier en sécurité pour des choses
capitales. Les renseignements sur vous, nous sont, de différentes
sources, venus. Soyez chez vous à cette heure-là, et ne vous
formalisez pas si votre visiteur est masqué. »
« Voilà qui est mystérieux au possible ! dis-je. A votre avis,
qu’est-ce que ça signifie ?
– Je n’ai encore aucune donnée. Et bâtir une théorie avant
d’avoir des données est une erreur monumentale : insensiblement
on se met à torturer les faits pour qu’ils collent avec la théorie,
alors que ce sont les théories qui doivent coller avec les faits. Mais
de la lettre elle-même, que déduisez-vous ? J’examine
attentivement l’écriture, et le papier.
– Son auteur est sans doute assez fortuné, remarquai-je en
m’efforçant d’imiter la méthode de mon camarade. Un tel papier
coûte au moins une demi-couronne le paquet : il est
particulièrement solide, fort.
– Particulièrement : vous avez dit le mot. Ce n’est pas un
papier fabriqué en Angleterre. Regardez-le en transparence. »
J’obéis, et je vis un grand E avec un petit g, un P, et un grand
G avec un petit t, en filigrane dans le papier.
« Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Holmes.
– Le nom du fabricant, probablement ; ou plutôt son
monogramme.
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– Pas du tout. Le G avec le petit t signifie Gesellschaft, qui est
la traduction allemande de « Compagnie ». C’est l’abréviation
courante, qui correspond à notre « Cie ». P, bien sûr, veut dire
« Papier ». Maintenant voici Eg. Ouvrons notre Informateur
continental… »
Il s’empara d’un lourd volume marron.
« Eglow, Eglonitz… Nous y sommes : Egria, située dans une
région de langue allemande, en Bohême, pas loin de Carlsbad.
“Célèbre parce que Wallensten y trouva la mort, et pour ses
nombreuses verreries et papeteries.” Ah, ah ! mon cher, qu’en
dites vous ? Ses yeux étincelaient ; il souffla un gros nuage de
fumée bleue et triomphale.
– Le papier a donc été fabriqué en Bohême, dis-je.
– En effet. Et l’auteur de la lettre est un Allemand. Avez-vous
remarqué la construction particulière de la phrase : “Les
renseignements sur vous nous sont de différentes sources
venus.” ? Ni un Français, ni un Russe ne l’aurait écrite ainsi. Il n’y
a qu’un Allemand pour être aussi discourtois avec ses verbes. Il
reste toutefois à découvrir ce que me veut cet Allemand qui
m’écrit sur papier de Bohême et préfère porter un masque plutôt
que me laisser voir son visage. D’ailleurs le voici qui arrive, sauf
erreur, pour lever tous nos doutes. »
Tandis qu’il parlait, j’entendis des sabots de chevaux, puis un
grincement de roues contre la bordure du trottoir, enfin un vif
coup de sonnette. Holmes sifflota.
« D’après le bruit, deux chevaux !… Oui, confirma-t-il après
avoir jeté un coup d’oeil par la fenêtre un joli petit landau, conduit
par une paire de merveilles qui valent cent cinquante guinées la
pièce. Dans cette affaire, Watson, il y a de l’argent à gagner, à
défaut d’autre chose !
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– Je crois que je ferais mieux de m’en aller, Holmes.
– Pas le moins du monde, docteur. Restez à votre place. Sans
mon historiographe, je suis un homme perdu. Et puis, l’affaire
promet ! Ce serait dommage de la manquer.
– Mais votre client…
Nous lui souhaitâmes cordialement la bienvenue ; car l’homme avait
son côté charmant comme son côté méprisable, et nous ne l’avions pas
vu depuis quelques années… Comme nous étions assis dans les ténèbres,
Dupin se leva pour allumer une lampe ; mais il se rassit et n’en fit rien,
en entendant G… dire qu’il était venu pour nous consulter, ou plutôt
pour demander l’opinion de mon ami relativement à une affaire qui lui
avait causé une masse d’embarras.
– Si c’est un cas qui demande de la réflexion, observa Dupin,
s’abstenant d’allumer la mèche, nous l’examinerons plus convenablement
dans les ténèbres.
– Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet, qui avait la manie
d’appeler bizarres toutes les choses situées au-delà de sa compréhension,
et qui vivait ainsi au milieu d’une immense légion de bizarreries.
– C’est, ma foi, vrai ! dit Dupin en présentant une pipe à notre visiteur,
et roulant vers lui un excellent fauteuil.
– Et maintenant, quel est le cas embarrassant ? demandai-je ; j’espère
bien que ce n’est pas encore dans le genre assassinat.
– Oh ! non. Rien de pareil. Le fait est que l’affaire est vraiment très simple,
et je ne doute pas que nous ne puissions nous en tirer fort bien
nous-mêmes ; mais j’ai pensé que Dupin ne serait pas fâché d’apprendre
les détails de cette affaire, parce qu’elle est excessivement bizarre.
– Simple et bizarre, dit Dupin.
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– Mais oui ; et cette expression n’est pourtant pas exacte ; l’un ou
l’autre, si vous aimez mieux.
Le fait est que nous avons été tous là-bas fortement embarrassés par
cette affaire ; car, toute simple qu’elle est, elle nous déroute
complètement.
– Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en erreur,
dit mon ami.
– Quel non-sens nous dites-vous là ! répliqua le préfet, en riant de bon
coeur.
– Peut-être le mystère est-il un peu trop clair, dit Dupin.
– Oh ! bonté du ciel ! qui a jamais ouï parler d’une idée pareille.
– Un peu trop évident.
– Ha ! ha ! – ha ! ha ! – oh ! oh ! criait notre hôte, qui se divertissait profondément.
oh ! Dupin, vous me ferez mourir de joie, voyez-vous.
– Et enfin, demandai-je, quelle est la chose en question ?
– Mais, je vous la dirai, répliqua le préfet, en lâchant une longue, solide
et contemplative bouffée de fumée, et s’établissant dans son fauteuil. Je
vous la dirai en peu de mots. Mais, avant de commencer, laissez-moi
vous avertir que c’est une affaire qui demande le plus grand secret, et
que je perdrais très-probablement le poste que j’occupe, si l’on savait que
je l’ai confiée à qui que ce soit.
– Commencez, dis-je.
– Ou ne commencez pas, dit Dupin.
– C’est bien ; je commence. J’ai été informé personnellement, et en trèshaut
lieu, qu’un certain document de la plus grande importance avait été
soustrait dans les appartements royaux. on sait quel est l’individu qui l’a
volé ; cela est hors de doute ; on l’a vu s’en emparer. on sait aussi que ce
document est toujours en sa possession.
– Comment sait-on cela ? demanda Dupin.
– Cela est clairement déduit de la nature du document et de la non-apparition
de certains résultats qui surgiraient immédiatement s’il sortait
des mains du voleur ; en d’autres termes, s’il était employé en vue du but
que celui-ci doit évidemment se proposer.
– Veuillez être un peu plus clair, dis-je.
– Eh bien, j’irai jusqu’à vous dire que ce papier confère à son détenteur
un certain pouvoir dans un certain lieu où ce pouvoir est d’une valeur
inappréciable. – Le préfet raffolait du cant diplomatique.
– Je continue à ne rien comprendre, dit Dupin.
– Rien, vraiment ? Allons ! Ce document, révélé à un troisième personnage,
dont je tairai le nom, mettrait en question l’honneur d’une
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personne du plus haut rang ; et voilà ce qui donne au détenteur du document
un ascendant sur l’illustre personne dont l’honneur et la sécurité
sont ainsi mis en péril.
– Mais cet ascendant, interrompis-je, dépend de ceci : le voleur sait-il
que la personne volée connaît son voleur ? Qui oserait… ?
– Le voleur, dit G… , c’est D… , qui ose tout ce qui est indigne d’un
homme, aussi bien que ce qui est digne de lui. Le procédé du vol a été
aussi ingénieux que hardi. Le document en question, une lettre, pour être
franc, a été reçu par la personne volée pendant qu’elle était seule dans le
boudoir royal. Pendant qu’elle le lisait, elle fut soudainement interrompue
par l’entrée de l’illustre personnage à qui elle désirait particulièrement
le cacher.
Après avoir essayé en vain de le jeter rapidement dans un tiroir, elle
fut obligée de le déposer tout ouvert sur une table. La lettre, toutefois,
était retournée, la suscription en dessus, et, le contenu étant ainsi caché,
elle n’attira pas l’attention. Sur ces entrefaites arriva le ministre D… Son
oeil de lynx perçoit immédiatement le papier, reconnaît l’écriture de la
suscription, remarque l’embarras de la personne à qui elle était adressée,
et pénètre son secret.
Après avoir traité quelques affaires, expédiées tambour battant, à sa
manière habituelle, il tire de sa poche une lettre à peu près semblable à la
lettre en question, l’ouvre, fait semblant de la lire, et la place juste à côté
de l’autre. Il se remet à causer, pendant un quart d’heure environ, des affaires
publiques. A la longue, il prend congé, et met la main sur la lettre à
laquelle il n’a aucun droit. La personne volée le vit, mais, naturellement,
n’osa pas attirer l’attention sur ce fait, en présence du troisième personnage
qui était à son côté. Le ministre décampa, laissant sur la table sa
propre lettre, une lettre sans importance.
– Ainsi, dit Dupin en se tournant à moitié vers moi, voilà précisément
le cas demandé pour rendre l’ascendant complet : le voleur sait que la
personne volée connaît son voleur.
– Oui, répliqua le préfet, et, depuis quelques mois, il a été largement
usé, dans un but politique, de l’empire conquis par ce stratagème, et jusqu’à
un point fort dangereux. La personne volée est de jour en jour plus
convaincue de la nécessité de retirer sa lettre. Mais, naturellement, cela
ne peut pas se faire ouvertement. Enfin, poussée au désespoir, elle m’a
chargé de la commission.
– Il n’était pas possible, je suppose, dit Dupin dans une auréole de fumée,
de choisir ou même d’imaginer un agent plus sagace.
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– Vous me flattez, répliqua le préfet ; mais il est bien possible qu’on ait
conçu de moi quelque opinion de ce genre.
– Il est clair, dis-je, comme vous l’avez remarqué, que la lettre est toujours
entre les mains du ministre ; puisque c’est le fait de la possession et
non l’usage de la lettre qui crée l’ascendant. Avec l’usage, l’ascendant
s’évanouit.
– C’est vrai, dit G… , et c’est d’après cette conviction que j’ai marché.
Mon premier soin a été de faire une recherche minutieuse à l’hôtel du
ministre ; et, là, mon principal embarras fut de chercher à son insu. Pardessus
tout, j’étais en garde contre le danger qu’il y aurait eu à lui donner
un motif de soupçonner notre dessein.
– Mais, dis-je, vous êtes tout à fait à votre affaire, dans ces espèces
d’investigations. La police parisienne a pratiqué la chose plus d’une fois.
– oh ! sans doute ; – et c’est pourquoi j’avais bonne espérance. Les habitudes
du ministre me donnaient d’ailleurs un grand avantage. Il est
souvent absent de chez lui toute la nuit. Ses domestiques ne sont pas
nombreux. Ils couchent à une certaine distance de l’appartement de leur
maître, et, comme ils sont napolitains avant tout, ils mettent de la bonne
volonté à se laisser enivrer. J’ai, comme vous savez, des clefs avec lesquelles
je puis ouvrir toutes les chambres et tous les cabinets de Paris.
Pendant trois mois, il ne s’est pas passé une nuit, dont je n’aie employé la
plus grande partie à fouiller, en personne, l’hôtel D… Mon honneur y est
intéressé, et, pour vous confier un grand secret, la récompense est
énorme. Aussi je n’ai abandonné les recherches que lorsque j’ai été pleinement
convaincu que le voleur était encore plus fin que moi. Je crois
que j’ai scruté tous les coins et recoins de la maison dans lesquels il était
possible de cacher un papier.
– Mais ne serait-il pas possible, insinuai-je, que, bien que la lettre fût
au pouvoir du ministre, – elle y est indubitablement, – il l’eût cachée
ailleurs que dans sa propre maison ?
– Cela n’est guère possible, dit Dupin. La situation particulière, actuelle,
des affaires de la cour, spécialement la nature de l’intrigue dans
laquelle
D… a pénétré, comme on sait, font de l’efficacité immédiate du document,
– de la possibilité de le produire à la minute, – un point d’une importance
presque égale à sa possession.
– La possibilité de le produire ? dis-je.
– Ou, si vous aimez mieux, de l’annihiler, dit Dupin.
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– C’est vrai, remarquai-je. Le papier est donc évidemment dans l’hôtel.
Quant au cas où il serait sur la personne même du ministre, nous le
considérons comme tout à fait hors de question.
– Absolument, dit le préfet. Je l’ai fait arrêter deux fois par de faux voleurs,
et sa personne a été scrupuleusement fouillée sous mes propres
yeux.
– Vous auriez pu vous épargner cette peine, dit Dupin. – D… n’est pas
absolument fou, je présume, et dès lors il a dû prévoir ces guets-apens
comme choses naturelles.
– Pas absolument fou, c’est vrai, dit G… , – toutefois, c’est un poète, ce
qui, je crois, n’en est pas fort éloigné.
– C’est vrai, dit Dupin, après avoir longuement et pensivement poussé
la fumée de sa pipe d’écume, bien que je me sois rendu moi-même coupable
de certaine rapsodie.
– Voyons, dis-je, racontez-nous les détails précis de votre recherche.
– Le fait est que nous avons pris notre temps, et que nous avons cherché
partout
. J’ai une vieille expérience de ces sortes d’affaires. Nous
avons entrepris la maison de chambre en chambre ; nous avons consacré
à chacune les nuits de toute une semaine. Nous avons d’abord examiné
les meubles de chaque appartement. Nous avons ouvert tous les tiroirs
possibles ; et je présume que vous n’ignorez pas que, pour un agent de
police bien dressé, un tiroir secret est une chose qui n’existe pas. Tout
homme qui, dans une perquisition de cette nature, permet à un tiroir secret
de lui échapper est une brute. La besogne est si facile ! Il y a dans
chaque pièce une certaine quantité de volumes et de surfaces dont on
peut se rendre compte. Nous avons pour cela des règles exactes. La cinquième
partie d’une ligne ne peut pas nous échapper.
« Après les chambres, nous avons pris les sièges.
« Les coussins ont été sondés avec ces longues et fines aiguilles que
vous m’avez vu employer. Nous avons enlevé les dessus des tables.
– Et pourquoi ?
– Quelquefois le dessus d’une table ou de toute autre pièce
d’ameublement analogue est enlevé par une personne qui désire cacher
quelque chose ; elle creuse le pied de la table ; l’objet est déposé dans la
cavité, et le dessus replacé. On se sert de la même manière des montants
d’un lit.
– Mais ne pourrait-on pas deviner la cavité par l’auscultation ?
demandai-je.
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– Pas le moins du monde, si, en déposant l’objet, on a eu soin de
l’entourer d’une bourre de coton suffisante. D’ailleurs, dans notre cas,
nous étions obligés de procéder sans bruit.
– Mais vous n’avez pas pu défaire, – vous n’avez pas pu démonter
toutes les pièces d’ameublement dans lesquelles on aurait pu cacher un
dépôt de la façon dont vous parlez. Une lettre peut être roulée en une
spirale très-mince, ressemblant beaucoup par sa forme et son volume à
une grosse aiguille à tricoter, et être ainsi insérée dans un bâton de
chaise, par exemple. Avez-vous démonté toutes les chaises ?
– Non, certainement, mais nous avons fait mieux, nous avons examiné
les bâtons de toutes les chaises de l’hôtel, et même les jointures de toutes
les pièces de l’ameublement, à l’aide d’un puissant microscope. S’il y
avait eu la moindre trace d’un désordre récent, nous l’aurions infailliblement
découvert à l’instant. Un seul grain de poussière causée par la
vrille, par exemple, nous aurait sauté aux yeux comme une pomme. La
moindre altération dans la colle, – un simple bâillement dans les jointures
aurait suffi pour nous révéler la cachette.
– Je présume que vous avez examiné les glaces entre la glace et le planchéiage,
et que vous avez fouillé les lits et les courtines des lits, aussi
bien que les rideaux et les tapis.
– Naturellement ; et quand nous eûmes absolument passé en revue
tous les articles de ce genre, nous avons examiné la maison elle-même.
Nous avons divisé la totalité de sa surface en compartiments, que nous
avons numérotés, pour être sûrs de n’en omettre aucun ; nous avons fait
de chaque pouce carré l’objet d’un nouvel examen au microscope, et
nous y avons compris les deux maisons adjacentes.
– Les deux maisons adjacentes ! m’écriai-je ; vous avez dû vous donner
bien du mal.
– Oui, ma foi ! mais la récompense offerte est énorme.
– Dans les maisons, comprenez-vous le sol ?
– Le sol est partout pavé en briques. Comparativement, cela ne nous a
pas donné grand mal.
« Nous avons examiné la mousse entre les briques, elle était intacte.
– Vous avez sans doute visité les papiers de D… , et les livres de la
bibliothèque ?
– Certainement, nous avons ouvert chaque paquet et chaque article ;
nous n’avons pas seulement ouvert les livres, mais nous les avons parcourus
feuillet par feuillet, ne nous contentant pas de les secouer simplement
comme font plusieurs de nos officiers de police. Nous avons aussi
mesuré l’épaisseur de chaque reliure avec la plus exacte minutie, et nous
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avons appliqué à chacune la curiosité jalouse du microscope. Si l’on avait
récemment inséré quelque chose dans une des reliures, il eût été absolument
impossible que le fait échappât à notre observation. Cinq ou six volumes
qui sortaient des mains du relieur ont été soigneusement sondés
longitudinalement avec les aiguilles.
– Vous avez exploré les parquets, sous les tapis ?
– Sans doute. Nous avons enlevé chaque tapis, et nous avons examiné
les planches au microscope.
– Et les papiers des murs ?
– Aussi.
– Vous avez visité les caves ?
– Nous avons visité les caves.
– Ainsi, dis-je, vous avez fait fausse route, et la lettre n’est pas dans
l’hôtel, comme vous le supposiez.
– Je crains que vous n’ayez raison, dit le préfet. Et vous maintenant,
Dupin, que me conseillez-vous de faire ?
– Faire une perquisition complète.
– C’est absolument inutile ! répliqua G… Aussi sûr que je vis, la lettre
n’est pas dans l’hôtel !
– Je n’ai pas de meilleur conseil à vous donner, dit Dupin. Vous avez,
sans doute, un signalement exact de la lettre ?
– Oh ! oui !
Et ici, le préfet, tirant un agenda, se mit à nous lire à haute voix une
description minutieuse du document perdu, de son aspect intérieur, et
spécialement de l’extérieur. Peu de temps après avoir fini la lecture de
cette description, cet excellent homme prit congé de nous, plus accablé et
l’esprit plus complètement découragé que je ne l’avais vu jusqu’alors.
Environ un mois après, il nous fit une seconde visite, et nous trouva
occupés à peu près de la même façon. Il prit une pipe et un siège, et causa
de choses et d’autres. A la longue, je lui dis :
– Eh bien, mais G… , et votre lettre volée ? Je présume qu’à la fin, vous
vous êtes résigné à comprendre que ce n’est pas une petite besogne que
d’enfoncer le ministre ?
– Que le diable l’emporte ! – J’ai pourtant recommencé cette perquisition,
comme Dupin me l’avait conseillé ; mais, comme je m’en doutais,
ç’a été peine perdue.
– De combien est la récompense offerte ? vous nous avez dit… demanda
Dupin.
– Mais… elle est très-forte… une récompense vraiment magnifique, –
je ne veux pas vous dire au juste combien ; mais une chose que je vous
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dirai, c’est que je m’engagerais bien à payer de ma bourse cinquante
mille francs à celui qui pourrait me trouver cette lettre. Le fait est que la
chose devient de jour en jour plus urgente, et la récompense a été doublée
récemment. Mais, en vérité, on la triplerait, que je ne pourrais faire
mon devoir mieux que je l’ai fait.
– Mais… oui… dit Dupin en traînant ses paroles au milieu des bouffées
de sa pipe, je crois… réellement, G… , que vous n’avez pas fait…
tout votre possible… vous n’êtes pas allé au fond de la question. Vous
pourriez faire… un peu plus, je pense du moins, hein ?
– Comment ? dans quel sens ?
– Mais… (une bouffée de fumée) vous pourriez… (bouffée sur bouffée)
– prendre conseil en cette matière, hein ? – (Trois bouffées de fumée.) –
Vous rappelez-vous l’histoire qu’on raconte d’Abernethy ?
– Non ! au diable votre Abernethy !
– Assurément ! au diable, si cela vous amuse ! or donc, une fois, un
certain riche, fort avare, conçut le dessein de soutirer à Abernethy une
consultation médicale. Dans ce but, il entama avec lui, au milieu d’une
société, une conversation ordinaire, à travers laquelle il insinua au médecin
son propre cas, comme celui d’un individu imaginaire.
– Nous supposerons, dit l’avare, que les symptômes sont tels et tels ;
maintenant, docteur, que lui conseilleriez-vous de prendre ?
– Que prendre ? dit Abernethy, mais prendre conseil à coup sûr.
– Mais, dit le préfet, un peu décontenancé, je suis tout disposé à
prendre conseil, et à payer pour cela.
« Je donnerais vraiment cinquante mille francs à quiconque me tirerait
d’affaire.
– Dans ce cas, répliqua Dupin, ouvrant un tiroir et en tirant un livre de
mandats, vous pouvez aussi bien me faire un bon pour la somme
susdite.
« Quand vous l’aurez signé, je vous remettrai votre lettre.
Je fus stupéfié. Quant au préfet, il semblait absolument foudroyé. Pendant
quelques minutes, il resta muet et immobile, regardant mon ami, la
bouche béante, avec un air incrédule et des yeux qui semblaient lui sortir
de la tête ; enfin, il parut revenir un peu à lui, il saisit une plume, et,
après quelques hésitations, le regard ébahi et vide, il remplit et signa un
bon de cinquante mille francs, et le tendit à Dupin par-dessus la table. Ce
dernier l’examina soigneusement et le serra dans son portefeuille ; puis,
ouvrant un pupitre, il en tira une lettre et la donna au préfet. Notre fonctionnaire
l’agrippa dans une parfaite agonie de joie, l’ouvrit d’une main
tremblante, jeta un coup d’oeil sur son contenu, puis, attrapant
10
précipitamment la porte, se rua sans plus de cérémonie hors de la
chambre et de la maison, sans avoir prononcé une syllabe depuis le moment
où Dupin l’avait prié de remplir le mandat.
Quand il fut parti, mon ami entra dans quelques explications.
– Ne vous tracassez pas. Je puis avoir besoin de vous, et lui
aussi. Le voici. Asseyez-vous dans ce fauteuil, docteur, et soyez
attentif. » Un homme entra. Il ne devait pas mesurer moins de
deux mètres, et il était pourvu d’un torse et de membres
herculéens. Il était richement vêtu : d’une opulence qui, en
Angleterre, passait presque pour du mauvais goût. De lourdes
bandes d’astrakan barraient les manches et les revers de son
veston croisé ; le manteau bleu foncé qu’il avait jeté sur ses
épaules était doublé d’une soie couleur de feu et retenu au cou par
une aigue-marine flamboyante. Des demi-bottes qui montaient
jusqu’au mollet et dont le haut était garni d’une épaisse fourrure
brune complétaient l’impression d’un faste barbare. Il tenait un
chapeau à larges bords, et la partie supérieure de son visage était
recouverte d’un masque noir qui descendait jusqu’aux
pommettes ; il avait dû l’ajuster devant la porte, car sa main était
encore levée lorsqu’il entra. Le bas du visage révélait un homme
énergique, volontaire : la lèvre épaisse et tombante ainsi qu’un
long menton droit suggéraient un caractère résolu pouvant aller à
l’extrême de l’obstination.
« Vous avez lu ma lettre ? demanda-t-il d’une voix dure,
profonde, fortement timbrée d’un accent allemand. Je vous disais
que je viendrais… »
Il nous regardait l’un après l’autre ; évidemment il ne savait
pas auquel s’adresser.
- 10 -
« Asseyez-vous, je vous prie, dit Holmes. Voici mon ami et
confrère, le docteur Watson, qui est parfois assez complaisant
pour m’aider. A qui ai-je l’honneur de parler ?
– Considérez que vous parlez au comte von Kramm,
gentilhomme de Bohême. Dois-je comprendre que ce gentleman
qui est votre ami est homme d’honneur et de discrétion, et que je
puis lui confier des choses de la plus haute importance ? Sinon, je
préférerais m’entretenir avec vous seul. »
Je me levai pour partir, mais Holmes me saisit par le poignet
et me repoussa dans le fauteuil.
« Ce sera tous les deux, ou personne ! déclara-t-il. Devant ce
gentleman, vous pouvez dire tout ce que vous me diriez à moi
seul. »
Le comte haussa ses larges épaules.
« Alors je commence, dit-il, par vous demander le secret le
plus absolu pendant deux années ; passé ce délai, l’affaire n’aura
plus d’importance. Pour l’instant, je n’exagère pas en affirmant
qu’elle risque d’influer sur le cours de l’histoire européenne.
– Vous avez ma parole, dit Holmes.
– Et la mienne.
– Pardonnez-moi ce masque, poursuivit notre étrange
visiteur. L’auguste personne qui m’emploie désire que son
collaborateur vous demeure inconnu, et je vous avouerai tout de
suite que le titre sous lequel je me suis présenté n’est pas
exactement le mien.
– Je m’en doutais ! fit sèchement Holmes.
- 11 -
– Les circonstances sont extrêmement délicates. Il ne faut
reculer devant aucune précaution pour étouffer tout germe de ce
qui pourrait devenir un immense scandale et compromettre
gravement l’une des familles régnantes de l’Europe. Pour parler
clair, l’affaire concerne la grande maison d’Ormstein, d’où sont
issus les rois héréditaires de Bohême.
– Je le savais aussi, murmura Holmes en s’installant dans un
fauteuil et en fermant les yeux. »
Notre visiteur contempla avec un visible étonnement la
silhouette dégingandée, nonchalante de l’homme qui lui avait été
sans nul doute dépeint comme le logicien le plus incisif et le
policier le plus dynamique de l’Europe. Holmes rouvrit les yeux
avec lenteur pour dévisager non sans impatience son client :
« Si Votre Majesté daignait condescendre à exposer le cas où
elle se trouve, observa-t-il, je serais plus à même de la
conseiller. »
L’homme bondit hors de son fauteuil pour marcher de long
en large, sous l’effet d’une agitation qu’il était incapable de
contrôler. Puis, avec un geste désespéré, il arracha le masque qu’il
portait et le jeta à terre.
« Vous avez raison, s’écria-t-il. Je suis le roi. Pourquoi
m’efforcerais-je de vous le cacher ?
– Pourquoi, en effet ? dit Holmes presque à voix basse. Votre
Majesté n’avait pas encore prononcé une parole que je savais que
j’avais en face de moi Wilhelm Gottsreich Sigismond von
Ormstein, grand-duc de Cassel-Falstein, et roi héréditaire de
Bohême.
– Mais vous pouvez comprendre, reprit notre visiteur
étranger qui s’était rassis tout en passant sa main sur son front
haut et blanc, vous pouvez comprendre que je ne suis pas habitué
- 12 -
à régler ce genre d’affaires par moi-même. Et pourtant il s’agit
d’une chose si délicate que je ne pouvais la confier à un
collaborateur quelconque sans tomber sous sa coupe. Je suis venu
incognito de Prague dans le but de vous consulter.
– Alors, je vous en prie, consultez ! dit Holmes en refermant
les yeux.
– En bref, voici les faits : il y a environ cinq années, au cours
d’une longue visite à Varsovie, j’ai fait la connaissance d’une
aventurière célèbre, Irène Adler. Son nom vous dit sûrement
quelque chose.
– S’il vous plaît, docteur, voudriez-vous regarder sa fiche ?
murmura Holmes sans ouvrir les yeux. »
Depuis plusieurs années, il avait adopté une méthode de
classement pour collationner toutes les informations concernant
les gens et les choses, si bien qu’il était difficile de parler devant
lui d’une personne ou d’un fait sans qu’il ne pût fournir aussitôt
un renseignement. Dans ce cas précis, je trouvai la biographie
d’Irène Adler intercalée entre celle d’un rabbin juif et celle d’un
chef d’état-major qui avait écrit une monographie sur les poissons
des grandes profondeurs sous-marines.
« Voyons, dit Holmes. Hum ! Née dans le New Jersey en
1858. Contralto… Hum ! La Scala… Hum ! Prima donna à l’Opéra
impérial de Varsovie… Oui ! Abandonne la scène… Ah ! Habite à
Londres… Tout à fait cela. A ce que je vois, Votre Majesté s’est
laissé prendre aux filets de cette jeune personne, lui a écrit
quelques lettres compromettantes, et serait aujourd’hui désireuse
qu’elles lui fussent restituées.
– Exactement. Mais comment…
– Y a-t-il eu un mariage secret ?
- 13 -

 

 

 

 

 

 

 


– Non.
– Pas de papiers, ni de certificats légaux ?
– Aucun.
– Dans ce cas je ne comprends plus votre Majesté. Si cette
jeune personne essayait de se servir de vos lettres pour vous faire
chanter ou pour tout autre but, comment pourrait-elle prouver
qu’elles sont authentiques ?
– Mon écriture…
– Peuh, peuh ! Des faux !
– Mon papier à lettres personnel…
– Un vol !
– Mon propre sceau…
– Elle l’aura imité !
– Ma photographie…
– Elle l’a achetée !
– Mais nous avons été photographiés ensemble !
– Oh ! la la ! Voilà qui est très mauvais. Votre Majesté a
manqué de distinction.
– Elle m’avait rendu fou : j’avais perdu la tête !
– Vous vous êtes sérieusement compromis.
- 14 -
– A l’évoque, je n’étais que prince héritier. J’étais jeune.
Aujourd’hui je n’ai que trente ans.
– Il faut récupérer la photographie.
– Nous avons essayé, nous n’avons pas réussi.
– Votre Majesté paiera. Il faut racheter.
– Elle ne la vendra pas.
– La dérober, alors.
– Cinq tentatives ont été effectuées. Deux fois des
cambrioleurs à ma solde ont fouillé sa maison de fond en comble.
Une fois nous avons tendu une véritable embuscade. Aucun
résultat.
– Pas de trace de la photographie ?
– Pas la moindre. »
Holmes éclata de rire :
« Voilà un très joli petit problème ! dit-il.
– Mais qui est très grave pour moi, répliqua le roi sur un ton
de reproche.
– Très grave, c’est vrai. Et que se propose-t-elle de faire avec
cette photographie ?
– Ruiner ma vie.
- 15 -
– Mais comment ?
– Je suis sur le point de me marier.
– Je l’ai entendu dire.
– Avec Clotilde Lothman de Saxe-Meningen, la seconde fille
du roi de Scandinavie. Vous connaissez peut-être la rigidité des
principes de cette famille : la princesse elle-même est la
délicatesse personnifiée. Si l’ombre d’un doute plane sur ma
conduite, tout sera rompu.
– Et Irène Adler ?
– …Menace de leur faire parvenir la photographie. Et elle le
fera. Je suis sûr qu’elle le fera ! Vous ne la connaissez pas : elle a
une âme d’acier. Elle combine le visage de la plus ravissante des
femmes avec le caractère du plus déterminé des hommes. Plutôt
que de me voir marié avec une autre, elle irait aux pires
extrémités : aux pires !
– Êtes-vous certain qu’elle ne l’a pas encore envoyée ?
– Certain.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle a déclaré qu’elle l’enverrait le jour où les
fiançailles seraient publiées. Or elles seront rendues publiques
lundi prochain.
– Oh ! mais nous avons encore trois jours devant nous ! laissa
tomber Holmes en étouffant un bâillement. Heureusement, car
j’ai pour l’heure une ou deux affaires importantes à régler. Votre
Majesté ne quitte pas Londres ?
- 16 -

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


– Non. Vous me trouverez au Langham, sous le nom de comte
von Kramm.
– Alors je vous enverrai un mot pour vous tenir au courant de
la marche de l’affaire.
– Je vous en prie. Je suis terriblement inquiet.
– Et, quant à l’argent ?
– Je vous laisse carte blanche.
– Absolument ?
– Je donnerais l’une des provinces de mon royaume en
échange de cette photographie.
– Et pour les frais immédiats ? »
Le roi chercha sous son manteau une lourde bourse en peau
de chamois et la déposa sur la table.
« Elle contient trois cents livres sterling en or, et sept cents en
billets, dit-il. »
Holmes rédigea un reçu sur une feuille de son carnet, et le lui
tendit.
« Et l’adresse de la demoiselle ? demanda-t-il.
– Briony Lodge, Serpentine Avenue, Saint John’s Wood.
Holmes la nota, avant d’interroger :
Une autre question : la photographie est format album ?
- 17 -

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


– Oui.
– Bien. Bonne nuit, Majesté. J’ai confiance. Nous aurons
bientôt d’excellentes nouvelles à vous communiquer… Et à vous
aussi, bonne nuit, Watson ! ajouta-t-il, lorsque les roues du
landau royal s’ébranlèrent pour descendre la rue. Si vous avez la
gentillesse de passer ici demain après-midi à trois heures, je serai
heureux de bavarder un peu avec vous. »
- 18 -
II

– La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son métier.
Ses agents sont persévérants, ingénieux, rusés, et possèdent à fond toutes
les connaissances que requièrent spécialement leurs fonctions. Aussi,
quand G… nous détaillait son mode de perquisition dans l’hôtel D… ,
j’avais une entière confiance dans ses talents, et j’étais sûr qu’il avait fait
une investigation pleinement suffisante, dans le cercle de sa spécialité.
– Dans le cercle de sa spécialité ? dis-je.
– Oui, dit Dupin ; les mesures adoptées n’étaient pas seulement les
meilleures dans l’espèce, elles furent aussi poussées à une absolue perfection.
Si la lettre avait été cachée dans le rayon de leur investigation,
ces gaillards l’auraient trouvée, cela ne fait pas pour moi l’ombre d’un
doute.
Je me contentai de rire ; mais Dupin semblait avoir dit cela fort
sérieusement.
– Donc, les mesures, continua-t-il, étaient bonnes dans l’espèce et admirablement
exécutées ; elles avaient pour défaut d’être inapplicables au
cas et à l’homme en question. Il y a tout un ordre de moyens singulièrement
ingénieux qui sont pour le préfet une sorte de lit de Procuste, sur
lequel il adapte et garrotte tous ses plans. Mais il erre sans cesse par trop
de profondeur ou par trop de superficialité pour le cas en question, et
plus d’un écolier raisonnerait mieux que lui.
« J’ai connu un enfant de huit ans, dont l’infaillibilité au jeu de pair ou
impair faisait l’admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue avec
des billes. L’un des joueurs tient dans sa main un certain nombre de ses
billes, et demande à l’autre : « Pair ou non ? » Si celui-ci devine juste, il
gagne une bille ; s’il se trompe, il en perd une. L’enfant dont je parle gagnait
toutes les billes de l’école.
« Naturellement, il avait un mode de divination, lequel consistait dans
la simple observation et dans l’appréciation de la finesse de ses adversaires.
Supposons que son adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa
main fermée, lui demande : « Pair ou impair ? » Notre écolier répond : «
Impair ! » et il a perdu. Mais, à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit
en lui-même : « Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse
ne va qu’à lui faire mettre impair à la seconde ; je dirai donc : Impair ! » Il
dit : « Impair », et il gagne.
11
« Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné
ainsi : Ce garçon voit que, dans le premier cas, j’ai dit « Impair »,
et, dans le second, il se proposera, – c’est la première idée qui se présentera
à lui, – une simple variation de pair à impair comme a fait le premier
bêta ; mais une seconde réflexion lui dira que c’est là un changement
trop simple, et finalement il se décidera à mettre pair comme la première
fois.
« – Je dirai donc : « Pair ! » Il dit « Pair » et gagne. Maintenant, ce mode
de raisonnement de notre écolier, que ses camarades appellent la chance,
– en dernière analyse, qu’est-ce que c’est ?
– C’est simplement, dis-je, une identification de l’intellect de notre raisonnement
avec celui de son adversaire.
– C’est cela même, dit Dupin ; et, quand je demandai à ce petit garçon
par quel moyen il effectuait cette parfaite identification qui faisait tout
son succès, il me fit la réponse suivante :
– Quand je veux savoir jusqu’à quel point quelqu’un est circonspect ou
stupide, jusqu’à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont actuellement
ses pensées je compose mon visage d’après le sien, aussi exactement
que possible, et j’attends alors pour savoir quels pensers ou quels
sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon coeur, comme pour
s’appareiller et correspondre avec ma physionomie.
« Cette réponse de l’écolier enfonce de beaucoup toute la profondeur
sophistique attribuée à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Machiavel et à
Campanella.
– Et l’identification de l’intellect du raisonneur avec celui de son adversaire
dépend, si je vous comprends bien, de l’exactitude avec laquelle
l’intellect de l’adversaire est apprécié.
– Pour la valeur pratique, c’est en effet la condition, répliqua Dupin, et,
si le préfet et toute sa bande se sont trompés si souvent, c’est, d’abord,
faute de cette identification, en second lieu, par une appréciation inexacte,
ou plutôt par la non-appréciation de l’intelligence avec laquelle
ils se mesurent. Ils ne voient que leurs propres idées ingénieuses ; et,
quand ils cherchent quelque chose de caché, ils ne pensent qu’aux
moyens dont ils se seraient servis pour le cacher. Ils ont fortement raison
en cela que leur propre ingéniosité est une représentation fidèle de celle
de la foule ; mais, quand il se trouve un malfaiteur particulier dont la finesse
diffère, en espèce, de la leur, ce malfaiteur, naturellement, les
roule.
« Cela ne manque jamais quand son astuce est au-dessus de la leur, et
cela arrive très-fréquemment même quand elle est au-dessous. Ils ne
12
varient pas leur système d’investigation ; tout au plus, quand ils sont incités
par quelque cas insolite, – par quelque récompense extraordinaire, –
ils exagèrent et poussent à outrance leurs vieilles routines ; mais ils ne
changent rien à leurs principes.
« Dans le cas de D… , par exemple, qu’a-t-on fait pour changer le système
d’opération ? Qu’est-ce que c’est que toutes ces perforations, ces
fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division des surfaces
en pouces carrés numérotés ? Qu’est-ce que tout cela, si ce n’est pas
l’exagération, dans son application, d’un des principes ou de plusieurs
principes d’investigation, qui sont basés sur un ordre d’idées relatif à
l’ingéniosité humaine, et dont le préfet a pris l’habitude dans la longue
routine de ses fonctions ?
« Ne voyez-vous pas qu’il considère comme chose démontrée que tous
les hommes qui veulent cacher une lettre se servent, – si ce n’est précisément
d’un trou fait à la vrille dans le pied d’une chaise, – au moins de
quelque trou, de quelque coin tout à fait singulier dont ils ont puisé
l’invention dans le même registre d’idées que le trou fait avec une vrille ?
« Et ne voyez-vous pas aussi que des cachettes aussi originales ne sont
employées que dans des occasions ordinaires et ne sont adoptées que par
des intelligences ordinaires ; car, dans tous les cas d’objets cachés, cette
manière ambitieuse et torturée de cacher l’objet est, dans le principe, présumable
et présumée ; ainsi, la découverte ne dépend nullement de la
perspicacité, mais simplement du soin, de la patience et de la résolution
des chercheurs. Mais, quand le cas est important, ou, ce qui revient au
même aux yeux de la police, quand la récompense est considérable, on
voit toutes ces belles qualités échouer infailliblement. Vous comprenez
maintenant ce que je voulais dire en affirmant que, si la lettre volée avait
été cachée dans le rayon de la perquisition de notre préfet, en d’autres
termes, si le principe inspirateur de la cachette avait été compris dans les
principes du préfet, – il l’eût infailliblement découverte. Cependant, ce
fonctionnaire a été complètement mystifié ; et la cause première, originelle,
de sa défaite, gît dans la supposition que le ministre est un fou,
parce qu’il s’est fait une réputation de poète. Tous les fous sont poètes, –
c’est la manière de voir du préfet, – et il n’est coupable que d’une fausse
distribution du terme moyen, en inférant de là que tous les poètes sont
fous.
– Mais est-ce vraiment le poète ? demandai-je. Je sais qu’ils sont deux
frères, et ils se sont fait tous deux une réputation dans les lettres. Le ministre,
je crois, a écrit un livre fort remarquable sur le calcul différentiel
et intégral. Il est le mathématicien, et non pas le poète.
13
– Vous vous trompez ; je le connais fort bien ; il est poète et mathématicien.
Comme poète et mathématicien, il a dû raisonner juste ; comme
simple mathématicien, il n’aurait pas raisonné du tout, et se serait ainsi
mis à la merci du préfet.
– Une pareille opinion, dis-je, est faite pour m’étonner ; elle est démentie
par la voix du monde entier. Vous n’avez pas l’intention de mettre à
néant l’idée mûrie par plusieurs siècles. La raison mathématique est depuis
longtemps regardée comme la raison par excellence.
– Il y a à parier, répliqua Dupin, en citant Chamfort, que toute idée politique,
toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus
grand nombre. Les mathématiciens, – je vous accorde cela, – ont fait de
leur mieux pour propager l’erreur populaire dont vous parlez, et qui,
bien qu’elle ait été propagée comme vérité, n’en est pas moins une parfaite
erreur. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d’une meilleure
cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations algébriques.
Les Français sont les premiers coupables de cette tricherie scientifique
; mais, si l’on reconnaît que les termes de la langue ont une réelle
importance, – si les mots tirent leur valeur de leur application, – oh !
alors, je concède qu’analyse traduit algèbre à peu près comme en latin
ambitus signifie ambition ; religio, religion ; ou homines honesti, la classe
des gens honorables.
– Je vois, dis-je, que vous allez vous faire une querelle avec un bon
nombre d’algébristes de Paris ; – mais continuez.
– Je conteste la validité, et conséquemment les résultats d’une raison
cultivée par tout procédé spécial autre que la logique abstraite. Je
conteste particulièrement le raisonnement tiré de l’étude des mathématiques.
Les mathématiques sont la science des formes et des qualités ; le
raisonnement mathématique n’est autre que la simple logique appliquée
à la forme et à la quantité. La grande erreur consiste à supposer que les
vérités qu’on nomme purement algébriques sont des vérités abstraites ou
générales. Et cette erreur est si énorme, que je suis émerveillé de
l’unanimité avec laquelle elle est accueillie. Les axiomes mathématiques
ne sont pas des axiomes d’une vérité générale. Ce qui est vrai d’un rapport
de forme ou de quantité est souvent une grosse erreur relativement
à la morale, par exemple. Dans cette dernière science, il est très-communément
faux que la somme des fractions soit égale au tout. De même en
chimie, l’axiome a tort. Dans l’appréciation d’une force motrice, il a également
tort ; car deux moteurs, chacun étant d’une puissance donnée,
n’ont pas nécessairement, quand ils sont associés, une puissance égale à
la somme de leurs puissances prises séparément. Il y a une foule d’autres
14
vérités mathématiques qui ne sont des vérités que dans des limites de
rapport. Mais le mathématicien argumente incorrigiblement d’après ses
vérités finies, comme si elles étaient d’une application générale et absolue,
– valeur que d’ailleurs le monde leur attribue.
« Bryant, dans sa très-remarquable Mythologie, mentionne une source
analogue d’erreurs, quand il dit que, bien que personne ne croie aux
fables du paganisme, cependant nous nous oublions nous-mêmes sans
cesse au point d’en tirer des déductions, comme si elles étaient des réalités
vivantes.
« Il y a d’ailleurs chez nos algébristes, qui sont eux-mêmes des païens,
de certaines fables païennes auxquelles on ajoute foi, et dont on a tiré des
conséquences, non pas tant par une absence de mémoire que par un incompréhensible
trouble du cerveau.
« Bref, je n’ai jamais rencontré de pur mathématicien en qui on pût
avoir confiance en dehors de ses racines et de ses équations ; je n’en ai
pas connu un seul qui ne tînt pas clandestinement pour article de foi que
x2 + px est absolument et inconditionnellement égal à q. Dites à l’un de
ces messieurs, en matière d’expérience, si cela vous amuse, que vous
croyez à la possibilité de cas où x2 + px ne serait pas absolument égal à
q ; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire,
mettez-vous hors de sa portée et le plus lestement possible ; car, sans aucun
doute, il essayera de vous assommer.
« Je veux dire, continua Dupin, pendant que je me contentais de rire de
ses dernières observations, que, si le ministre n’avait été qu’un mathématicien,
le préfet n’aurait pas été dans la nécessité de me souscrire ce billet.
Je le connaissais pour un mathématicien et un poète, et j’avais pris mes
mesures en raison de sa capacité, et en tenant compte des circonstances
où il se trouvait placé.
« Je savais que c’était un homme de cour et un intrigant déterminé. Je
réfléchis qu’un pareil homme devait indubitablement être au courant des
pratiques de la police. Evidemment, il devait avoir prévu – et
l’événement l’a prouvé – les guets-apens qui lui ont été préparés. Je me
dis qu’il avait prévu les perquisitions secrètes dans son hôtel. Ces fréquentes
absences nocturnes que notre bon préfet avait saluées comme
des adjuvants positifs de son futur succès, je les regardais simplement
comme des ruses pour faciliter les libres recherches de la police et lui
persuader plus facilement que la lettre n’était pas dans l’hôtel. Je sentais
aussi que toute la série d’idées relatives aux principes invariables de
l’action policière dans le cas de perquisition, idées que je vous expliquerai
tout à l’heure, non sans quelque peine, – je sentais, dis-je, que toute
15
cette série d’idées avait dû nécessairement se dérouler dans l’esprit du
ministre.
« Cela devait impérativement le conduire à dédaigner toutes les cachettes
vulgaires. Cet homme-là ne pouvait être assez faible pour ne pas
deviner que la cachette la plus compliquée, la plus profonde de son hôtel,
serait aussi peu secrète qu’une antichambre ou une armoire pour les
yeux, les sondes, les vrilles et les microscopes du préfet.
« Enfin je voyais qu’il avait dû viser nécessairement à la simplicité, s’il
n’y avait pas été induit par un goût naturel. Vous vous rappelez sans
doute avec quels éclats de rire le préfet accueillit l’idée que j’exprimai
dans notre première entrevue, à savoir que si le mystère l’embarrassait si
fort, c’était peut être en raison de son absolue simplicité.
– Oui, dis-je, je me rappelle parfaitement son hilarité. Je croyais vraiment
qu’il allait tomber dans des attaques de nerfs.
– Le monde matériel, continua Dupin, est plein d’analogies exactes
avec l’immatériel, et c’est ce qui donne une couleur de vérité à ce dogme
de rhétorique, qu’une métaphore ou une comparaison peut fortifier un
argument aussi bien qu’embellir une description.
« Le principe de la force d’inertie, par exemple, semble identique dans
les deux natures, physique et métaphysique ; un gros corps est plus difficilement
mis en mouvement qu’un petit, et sa quantité de mouvement
est en proportion de cette difficulté ; voilà qui est aussi positif que cette
proposition analogue : les intellects d’une vaste capacité, qui sont en
même temps plus impétueux, plus constants et plus accidentés dans leur
mouvement que ceux d’un degré inférieur, sont ceux qui se meuvent le
moins aisément, et qui sont les plus embarrassés d’hésitation quand ils
se mettent en marche. Autre exemple : avez-vous jamais remarqué
quelles sont les enseignes de boutique qui attirent le plus l’attention ?
– Je n’ai jamais songé à cela, dis-je.
– Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, qu’on joue avec une carte
géographique. Un des joueurs prie quelqu’un de deviner un mot donné,
un nom de ville, de rivière, d’Etat ou d’empire, enfin un mot quelconque
compris dans l’étendue bigarrée et embrouillée de la carte. Une personne
novice dans le jeu cherche en général à embarrasser ses adversaires en
leur donnant à deviner des noms écrits en caractères imperceptibles ;
mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros caractères qui
s’étendent d’un bout de la carte à l’autre.
« Ces mots-là, comme les enseignes et les affiches à lettres énormes,
échappent à l’observateur par le fait même de leur excessive évidence ;
et, ici, l’oubli matériel est précisément analogue à l’inattention morale
16
d’un esprit qui laisse échapper les considérations trop palpables, évidentes
jusqu’à la banalité et l’importunité. Mais c’est là un cas, à ce qu’il
semble, un peu au-dessus ou au-dessous de l’intelligence du préfet. Il n’a
jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre juste
sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu
quelconque de l’apercevoir.
« Mais plus je réfléchissais à l’audacieux, au distinctif et brillant esprit
de D… , – à ce fait qu’il avait dû toujours avoir le document sous la
main, pour en faire immédiatement usage, si besoin était, – et à cet autre
fait que, d’après la démonstration décisive fournie par le préfet, ce document
n’était pas caché dans les limites d’une perquisition ordinaire et en
règle, – plus je me sentais convaincu que le ministre, pour cacher sa
lettre, avait eu recours à l’expédient le plus ingénieux du monde, le plus
large, qui était de ne pas même essayer de la cacher.

20
A trois heures précises j’étais à Baker Street, mais Holmes
n’était pas encore de retour. La logeuse m’indiqua qu’il était sorti
un peu après huit heures du matin. Je m’assis au coin du feu, avec
l’intention de l’attendre aussi longtemps qu’il le faudrait. Déjà
cette histoire me passionnait : elle ne se présentait pas sous
l’aspect lugubre des deux crimes que j’ai déjà relatés : toutefois sa
nature même ainsi que la situation élevée de son héros lui
conféraient un intérêt spécial. Par ailleurs, la manière qu’avait
mon ami de maîtriser une situation et le spectacle de sa logique
incisive, aiguë, me procuraient un vif plaisir : j’aimais étudier son
système de travail et suivre de près les méthodes (subtiles autant
que hardies) grâce aux quelles il désembrouillait les écheveaux les
plus inextricables. J’étais si accoutumé à ses succès que
l’hypothèse d’un échec ne m’effleurait même pas.
Il était près de quatre heures quand la porte s’ouvrit pour
laisser pénétrer une sorte de valet d’écurie qui semblait pris de
boisson : rougeaud, hirsute, il étalait de gros favoris, et ses
vêtements étaient minables. L’étonnant talent de mon ami pour
se déguiser m’était connu, mais je dus le regarder à trois reprises
avant d’être sûr que c’était bien lui. Il m’adressa un signe de tête
et disparut dans sa chambre, d’où il ressortit cinq minutes plus
tard, habillé comme à son ordinaire d’un respectable costume de
tweed. Il plongea les mains dans ses poches, allongea les jambes
devant le feu, et partit d’un joyeux rire qui dura plusieurs
minutes.
« Hé bien ! ça alors ! s’écria-t-il. »
Il suffoquait ; il se reprit à rire, et il rit de si bon coeur qu’il
dut s’étendre, à court de souffle, sur son canapé.
« Que se passe-t-il ?
- 19 -
– C’est trop drôle ! Je parie que vous ne devinerez jamais
comment j’ai employé ma matinée ni ce que j’ai fini par faire.
– Je ne sais pas… Je suppose que vous avez surveillé les
habitudes et peut- être la maison de Mlle Irène Adler.
– C’est vrai ! Mais la suite n’a pas été banale. Je vais tout vous
raconter. Ce matin, j’ai quitté la maison un peu après huit heures,
déguisé en valet d’écurie cherchant de l’embauche. Car entre les
hommes de chevaux il existe une merveilleuse sympathie,
presque une franc-maçonnerie : si vous êtes l’un des leurs, vous
saurez en un tournemain tout ce que vous désirez savoir. J’ai
trouvé de bonne heure Briony Lodge. Cette villa est un bijou :
situé juste sur la route avec un jardin derrière ; deux étages ; une
énorme serrure à la porte ; un grand salon à droite, bien meublé,
avec de longues fenêtres descendant presque jusqu’au plancher et
pourvues de ces absurdes fermetures anglaises qu’un enfant
pourrait ouvrir. Derrière, rien de remarquable, sinon une fenêtre
du couloir qui peut être atteinte du toit de la remise. J’ai fait le
tour de la maison, je l’ai examinée sous tous les angles, sans
pouvoir noter autre chose d’intéressant. J’ai ensuite descendu la
rue en flânant et j’ai découvert, comme je m’y attendais, une
écurie dans un chemin qui longe l’un des murs du jardin. J’ai
donné un coup de main aux valets qui bouchonnaient les
chevaux : en échange, j’ai reçu une pièce de monnaie, un verre de
whisky, un peu de gros tabac pour bourrer deux pipes, et tous les
renseignements dont j’avais besoin sur Mlle Adler, sans compter
ceux que j’ai obtenus sur une demi-douzaine de gens du voisinage
et dont je me moque éperdument mais il fallait bien que j’écoute
aussi leurs biographies, n’est-ce pas ?
– Quoi, au sujet d’Irène Adler ? demandai-je
– Oh ! elle a fait tourner toutes les têtes des hommes de làbas
! C’est la plus exquise des créatures de cette terre : elle vit
paisiblement, chante à des concerts, sort en voiture chaque jour à
cinq heures, pour rentrer dîner à sept heures précises, rarement à
- 20 -
d’autres heures, sauf lorsqu’elle chante. Ne reçoit qu’un visiteur
masculin, mais le reçoit souvent. Un beau brun, bien fait,
élégant ; il ne vient jamais moins d’une fois par jour, et plutôt
deux. C’est un M. Godfrey Norton, membre du barreau. Voyez
l’avantage qu’il y a d’avoir des cochers dans sa confidence ! Tous
ceux-là le connaissaient pour l’avoir ramené chacun une douzaine
de fois de Serpentine Avenue. Quand ils eurent vidé leur sac, je fis
les cent pas du côté de la villa tout en élaborant mon plan de
campagne.
« Ce Godfrey Norton était assurément un personnage
d’importance dans notre affaire : un homme de loi ! Cela
s’annonçait mal. Quelle était la nature de ses relations avec Irène
Adler, et pourquoi la visitait-il si souvent ? Était-elle sa cliente,
son amie, ou sa maîtresse ? En tant que cliente, elle lui avait sans
doute confié la photographie pour qu’il la garde. En tant que
maîtresse, c’était moins vraisemblable. De la réponse à cette
question dépendait mon plan : continuerais-je à travailler à
Briony Lodge ? Ou m’occuperais-je plutôt de l’appartement que
ce monsieur possédait dans le quartier des avocats ?… Je crains
de vous ennuyer avec ces détails, mais il faut bien que je vous
expose toutes mes petites difficultés si vous voulez vous faire une
idée exacte de la situation.
– Je vous écoute attentivement.
– J’étais en train de peser le pour et le contre dans ma tête
quand un fiacre s’arrêta devant Briony Lodge ; un gentleman en
sortit- c’était un très bel homme, brun, avec un nez droit, des
moustaches… De toute évidence, l’homme dont on m’avait parlé.
Il semblait très pressé, cria au cocher de l’attendre, et s’engouffra
a l’intérieur dès que la bonne lui eut ouvert la porte : visiblement
il agissait comme chez lui…
« Il y avait une demi-heure qu’il était arrivé ; j’avais pu
l’apercevoir, par les fenêtres du salon, marchant dans la pièce à
grandes enjambées ; il parlait avec animation et il agitait ses bras.
- 21 -
Elle, je ne l’avais pas vue. Soudain il ressortit ; il paraissait encore
plus nerveux qu’à son arrivée. En montant dans son fiacre, il tira
une montre en or de son gousset :
« – Filez comme le vent ! cria-t-il. D’abord chez Gross et
Hankey à Regent Street, puis à l’église Sainte-Monique dans
Edgware Road. Une demi-guinée pour boire si vous faites la
course en vingt minutes !
« Les voilà partis. Je me demande ce que je dois faire, si je ne
ferais pas mieux de les suivre, quand débouche du chemin un
coquet petit landau ; le cocher a son vêtement à demi boutonné,
sa cravate sous l’oreille ; les attaches du harnais sortent des
boucles ; le landau n’est même pas arrêté qu’elle jaillit du
vestibule pour sauter dedans. Je ne l’ai vue que le temps d’un
éclair, mais je peux vous affirmer que c’est une fort jolie femme,
et qu’un homme serait capable de se faire tuer pour ce visage-là
« – A l’église Sainte-Monique, John ! crie-t-elle. Et un demi
souverain si vous y arrivez en vingt minutes !
« C’est trop beau pour que je rate l’occasion. J’hésite : vais je
courir pour rattraper le landau et monter dedans, ou me cacher
derrière. Au même moment, voici un fiacre. Le cocher regarde à
deux fois le client déguenillé qui lui fait signe, mais je ne lui laisse
pas le temps de réfléchir, je saute :
« – A l’église Sainte-Monique ! lui dis je. Et un demisouverain
pour vous si vous y êtes en moins de vingt minutes !
« Il était midi moins vingt-cinq ; naturellement, ce qui se
manigançait était clair comme le jour.
« Mon cocher fonça. Je ne crois pas que j’aie jamais été
conduit aussi vite, mais les autres avaient pris de l’avance. Quand
j’arrive, le fiacre et le landau sont arrêtés devant la porte, leurs
chevaux fument. Moi, je paie mon homme et me précipite dans
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l’église. Pas une âme à l’intérieur, sauf mes deux poursuivis et un
prêtre en surplis qui semblent discuter ferme. Tous trois se
tiennent debout devant l’autel. Je prends par un bas-côté, et je
flâne comme un oisif qui visite une église. Tout à coup, à ma
grande surprise, mes trois personnages se tournent vers moi, et
Godfrey Norton court à ma rencontre.
« – Dieu merci ! s’écrie-t-il. Vous ferez l’affaire. Venez !
Venez ! »
« – Pour quoi faire ?
« – Venez, mon vieux ! Il ne nous reste plus que trois minutes
pour que ce soit légal.
« Me voilà à moitié entraîné vers l’autel et, avant que je sache
où j’en suis, je m’entends bredouiller des réponses qui me sont
chuchotées à l’oreille ; en fait, j’apporte ma garantie au sujet de
choses dont je suis très ignorant et je sers de témoin pour un
mariage entre Irène Adler, demoiselle, et Godfrey Norton,
célibataire. La cérémonie se déroule en quelques instants ; après
quoi je me fais congratuler d’un côté par le conjoint, de l’autre par
la conjointe tandis que le prêtre, en face, rayonne en me
regardant. Je crois que c’est la situation la plus absurde dans
laquelle je me sois jamais trouvé ; lorsque je me la suis rappelée
tout à l’heure, je n’ai pu m’empêcher de rire à gorge déployée.
Sans doute y avait-il un quelconque vice de forme dans la licence
de mariage, le prêtre devait absolument refuser de consacrer
l’union sans un témoin, et mon apparition a probablement
épargné au fiancé de courir les rues en quête d’un homme valable.
La fiancée m’a fait cadeau d’un souverain, que j’entends porter à
ma chaîne de montre en souvenir de cet heureux événement.
– L’affaire a pris une tournure tout à fait imprévue, dis je.
Mais ensuite ?
- 23 -
– Hé bien ! J’ai trouvé mes plans plutôt compromis. Tout
donnait l’impression que le couple allait s’envoler
immédiatement ; des mesures aussi énergiques que promptes
s’imposaient donc. Cependant, à la porte de l’église, ils partirent
chacun de leur côté : lui vers son quartier, elle pour sa villa.
« – Je sortirai à cinq heures comme d’habitude pour aller
dans le parc, lui dit-elle en le quittant.
« Je n’entendis rien de plus. Ils se séparèrent, et moi, je m’en
vais prendre des dispositions personnelles.
– Lesquelles ?
– D’abord quelques tranches de boeuf froid et un verre de
bière répondit-il en sonnant. J’étais trop occupé pour songer à me
nourrir, et ce soir, je serai encore plus occupé, selon toute
vraisemblance. A propos, docteur, j’aurais besoin de vos services.
– Vous m’en voyez réjoui.
– Cela ne vous gênerait pas de violer la loi ?
– Pas le moins du monde.
– Ni de risquer d’être arrêté ?
– Non, si la cause est bonne.
– Oh ! la cause est excellente !
– Alors je suis votre homme.
– J’étais sûr que je pourrais compter sur vous.
- 24 -
– Mais qu’est-ce que vous voulez au juste ?
– Quand Mme Turner aura apporté le plateau, je vous
expliquerai. Maintenant, ajouta-t-il en se jetant sur la simple
collation que sa propriétaire lui avait fait monter, je vais être
obligé de parler la bouche pleine car je ne dispose pas de
beaucoup de temps. Il est près de cinq heures. Dans deux heures
nous devons nous trouver sur les lieux de l’action. Mlle Irène, ou
plutôt Madame, revient de sa promenade à sept heures. Il faut
que nous soyons à Briony Lodge pour la rencontrer.
– Et après, quoi ?
– Laissez le reste à mon initiative. J’ai déjà préparé ce qui
doit arriver. Le seul point sur lequel je dois insister, c’est que vous
n’interviendrez à aucun moment, quoi qu’il se passe.
– Je resterai neutre ?
– Vous ne ferez rien, absolument rien. Il y aura probablement
pour moi quelques désagréments légers à encourir. Ne vous en
mêlez point. Tout se terminera par mon transport dans la villa.
Quatre ou cinq minutes plus tard, la fenêtre du salon sera
ouverte. Vous devrez vous tenir tout près de cette fenêtre ouverte.
– Oui.
– Vous devrez me surveiller, car je serai visible.
– Oui.
– Et quand je lèverai ma main… comme ceci… vous lancerez
dans la pièce, ce que je vous remettrai pour le lancer et, en même
temps, vous crierez au feu. Vous suivez bien ?
– Très bien.
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– Il n’y a rien là de formidable, dit-il en prenant dans sa
poche un long rouleau en forme de cigare. C’est une banale fusée
fumigène ; à chaque extrémité elle est garnie d’une capsule
automatiquement inflammable. Votre mission se réduit à ce que
je vous ai dit. Quand vous crierez au feu, des tas de gens crieront
à leur tour au feu. Vous pourrez alors vous promener jusqu’au
bout de la rue où je vous rejoindrai dix minutes plus tard.
J’espère que je me suis fait comprendre ?
– J’ai à ne pas intervenir, à m’approcher de la fenêtre, à
guetter votre signal, à lancer à l’intérieur cet objet, puis à crier au
feu, et à vous attendre au coin de la rue.
– Exactement.
– Vous pouvez donc vous reposer sur moi.
– Parfait ! Il est presque temps que je me prépare pour le
nouveau rôle que je vais jouer. »
Il disparut dans sa chambre, et réapparut au bout de
quelques minutes sous l’aspect d’un clergyman non conformiste,
aussi aimable que simplet. Son grand chapeau noir, son ample
pantalon, sa cravate blanche, son sourire sympathique et tout son
air de curiosité bienveillante étaient dignes d’un plus grand
comédien. Holmes avait pas seulement changé de costume : son
expression, son allure, son âme même semblaient se modifier à
chaque nouveau le. Le théâtre a perdu un merveilleux acteur, de
même que la science a perdu un logicien de premier ordre, quand
il s’est spécialisé dans les affaires criminelles.
Nous quittâmes Baker Street à six heures et quart pour nous
trouver à sept heures moins dix dans Serpentine Avenue. La nuit
tombait déjà. Les lampes venaient d’être allumées quand nous
passâmes devant Briony Lodge. La maison ressemblait tout à fait
à celle que m’avait décrite Holmes, mais les alentours n’étaient
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pas aussi déserts que je me l’étais imaginé : ils étaient pleins au
contraire d’une animation qu’on n’aurait pas espérée dans la
petite rue d’un quartier tranquille. A un angle, il y avait un groupe
de pauvres hères qui fumaient et riaient ; non loin, un rémouleur
avec sa roue, puis deux gardes en flirt avec une nourrice ; enfin,
plusieurs jeunes gens bien vêtus, cigare aux lèvres, flânaient sur
la route.
« Voyez ! observa Holmes tandis que nous faisions les cent
pas le long de la façade de la villa. Ce mariage simplifie plutôt les
choses : la photographie devient maintenant une arme à double
tranchant. Il y a de fortes chances pour qu’elle ne tienne pas plus
à ce que M. Godfrey Norton la voie, que notre client ne tient à ce
qu’elle tombe sous les yeux de sa princesse. Mais où la
découvrirons-nous ?
– Oui. Où ?
– Il est probable qu’elle ne la transporte pas avec elle,
puisqu’il s’agit d’une photographie format album, trop grande par
conséquent pour qu’une dame la dissimule aisément dans ses
vêtements. Elle sait que le roi est capable de lui tendre une
embuscade et de la faire fouiller, puisqu’il l’a déjà osé. Nous
pouvons donc tenir pour certain qu’elle ne la porte pas sur elle.
– Où, alors ?
– Elle a pu la mettre en sécurité chez son banquier ou chez
son homme de loi. Cette double possibilité existe, mais je ne crois
ni à l’une ni à l’autre. Les femmes sont naturellement
cachottières, et elles aiment pratiquer elles-mêmes leur manie.
Pourquoi l’aurait-elle remise à quelqu’un ? Autant elle peut se fier
à bon droit à sa propre vigilance, autant elle a de motifs de se
méfier des influences, politiques ou autres, qui risqueraient de
s’exercer sur un homme d’affaires. Par ailleurs, rappelez-vous
qu’elle a décidé de s’en servir sous peu : la photographie doit donc
se trouver à portée de sa main, chez elle.
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– Mais elle a été cambriolée deux fois !
– Bah ! Les cambrioleurs sont passés à côté…
– Mais comment chercherez-vous ?
– Je ne chercherai pas.

– Alors ?…
– Je me débrouillerai pour qu’elle me la montre.
– Elle refusera !
– Elle ne pourra pas faire autrement… Mais j’entends le
roulement de la voiture ; c’est son landau. A présent, suivez mes
instructions à la lettre. »
Tandis qu’il parlait, les lanternes latérales de la voiture
amorcèrent le virage dans l’avenue ; c’était un très joli petit
landau ! Il roula jusqu’à la porte de Briony Lodge ; au moment où
il s’arrêtait, l’un des flâneurs du coin se précipita pour ouvrir la
portière dans l’espoir de recevoir une pièce de monnaie ; mais il
fut écarté d’un coup de coude par un autre qui avait couru dans la
même intention Une violente dispute s’engagea alors ; les deux
gardes prirent parti pour l’un des vagabonds, et le rémouleur
soutint l’autre de la voix et du geste. Des coups furent échangés,
et en un instant la dame qui avait sauté à bas de la voiture se
trouva au centre d’une mêlée confuse d’hommes qui se battaient à
grands coups de poing et de gourdin
. Holmes, pour protéger la
dame, se jeta parmi les combattants ; mais juste comme il
parvenait à sa hauteur, il poussa un cri et s’écroula sur le sol, le
visage en sang. Lorsqu’il tomba, les gardes s’enfuirent dans une
direction, et les vagabonds dans la direction opposée ; les gens
mieux vêtus, qui avaient assisté à la bagarre sans s’y mêler, se
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décidèrent alors à porter secours à la dame ainsi qu’au blessé.
Irène Adler, comme je l’appelle encore, avait bondi sur les
marches ; mais elle demeura sur le perron pour regarder ; son
merveilleux visage profilait beaucoup de douceurs sous l’éclairage
de l’entrée.
« Est-ce que ce pauvre homme est gravement blessé ?
s’enquit-elle.
– Il est mort ! crièrent plusieurs voix.
– Non, non, il vit encore ! hurla quelqu’un. Mais il mourra
sûrement avant d’arriver à l’hôpital.
– Voilà un type courageux ! dit une femme. Ils auraient pris à
la dame sa bourse et sa montre s’il n’était pas intervenu. C’était
une bande, oui ! et une rude bande ! Ah ! il se ranime
maintenant…
– On ne peut pas le laisser dans la rue. Peut-on le transporter
chez vous, madame ?
– Naturellement ! Portez-le dans le salon ; il y a un lit de
repos confortable. Par ici, s’il vous plaît ! »
« Pénétré de ces idées, j’ajustai sur mes yeux une paire de lunettes
vertes, et je me présentai un beau matin, comme par hasard, à l’hôtel du
ministre
. Je trouve D… chez lui, bâillant, flânant, musant, et se prétendant
accablé d’un suprême ennui. D… est peut-être l’homme le plus réellement
énergique qui soit aujourd’hui, mais c’est seulement quand il est
sûr de n’être vu de personne.
« Pour n’être pas en reste avec lui, je me plaignais de la faiblesse de
mes yeux et de la nécessité de porter des lunettes. Mais, derrière ces lunettes,
j’inspectais soigneusement et minutieusement tout l’appartement,
en faisant semblant d’être tout à la conversation de mon hôte.
« Je donnai une attention spéciale à un vaste bureau auprès duquel il
était assis, et sur lequel gisaient pêle-mêle des lettres diverses et d’autres
papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques livres.
Après un long examen, fait à loisir, je n’y vis rien qui pût exciter particulièrement
mes soupçons.
« A la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tombèrent
sur un misérable porte-cartes, orné de clinquant, et suspendu par un ruban
bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de
la cheminée. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments,
contenait cinq ou six cartes de visite et une lettre unique. Cette dernière
était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque déchirée en deux par
le milieu, comme si on avait eu d’abord l’intention de la déchirer entièrement,
ainsi qu’on fait d’un objet sans valeur ; mais on avait vraisemblablement
changé d’idée.
« Elle portait un large sceau noir avec le chiffre de D… très en évidence,
et était adressée au ministre lui-même. La suscription était d’une
17

 

 

 


écriture de femme très-fine. on l’avait jetée négligemment, et même, à ce
qu’il semblait, assez dédaigneusement dans l’un des compartiments supérieurs
du porte-cartes.
« A peine eus-je jeté un coup d’oeil sur cette lettre, que je conclus que
c’était celle
dont j’étais en quête. Evidemment elle était, par son aspect,
absolument différente de celle dont le préfet nous avait lu une description
si minutieuse. Ici, le sceau était large et noir avec le chiffre de D… ;
dans l’autre, il était petit et rouge, avec les armes ducales de la famille
S… Ici, la suscription était d’une écriture menue et féminine ; dans
l’autre l’adresse, portant le nom d’une personne royale, était d’une écriture
hardie, décidée et caractérisée ; les deux lettres ne se ressemblaient
qu’en un point, la dimension.
« Mais le caractère excessif de ces différences, fondamentales en
somme, la saleté, l’état déplorable du papier, fripé et déchiré, qui contredisaient
les véritables habitudes de D… , si méthodique, et qui dénonçaient
l’intention de dérouter un indiscret en lui offrant toutes les apparences
d’un document sans valeur, – tout cela, en y ajoutant la situation
imprudente du document mis en plein sous les yeux de tous les visiteurs
et concordant ainsi exactement avec mes conclusions antérieures, – tout
cela, dis-je, était fait pour corroborer décidément les soupçons de quelqu’un
venu avec le parti pris du soupçon.
« Je prolongeai ma visite aussi longtemps que possible, et tout en soutenant
une discussion très vive avec le ministre sur un point que je savais
être pour lui d’un intérêt toujours nouveau, je gardais invariablement
mon attention braquée sur la lettre.
« Tout en faisant cet examen, je réfléchissais sur son aspect extérieur et
sur la manière dont elle était arrangée dans le porte-cartes, et à la longue
je tombai sur une découverte qui mit à néant le léger doute qui pouvait
me rester encore. En analysant les bords du papier, je remarquai qu’ils
étaient plus éraillés que nature. Ils présentaient l’aspect cassé d’un papier
dur, qui, ayant été plié et foulé par le couteau à papier, a été replié
dans le sens inverse, mais dans les mêmes plis qui constituaient sa forme
première. Cette découverte me suffisait. Il était clair pour moi que la
lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée. Je souhaitai
le bonjour au ministre, et je pris soudainement congé de lui, en oubliant
une tabatière en or sur son bureau.

 

 

 

 

 

 


« Le matin suivant, je vins pour chercher ma tabatière, et nous
reprîmes très-vivement la conversation de la veille. Mais, pendant que la
discussion s’engageait, une détonation très-forte, comme un coup de pistolet,
se fit entendre sous les fenêtres de l’hôtel, et fut suivie des cris et
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des vociférations d’une foule épouvantée. D… se précipita vers une fenêtre,
l’ouvrit, et regarda dans la rue.

« En même temps, j’allai droit au porte-cartes, je pris la lettre, je la mis
dans ma poche, et je la remplaçai par une autre, une espèce de fac-similé
(quant à l’extérieur) que j’avais soigneusement préparé chez moi, – en
contrefaisant le chiffre de D… à l’aide d’un sceau de mie de pain.
« Le tumulte de la rue avait été causé par le caprice insensé d’un
homme armé d’un fusil. Il avait déchargé son arme au milieu d’une foule
de femmes et d’enfants. Mais comme elle n’était pas chargée à balle, on
prit ce drôle pour un lunatique ou un ivrogne, et on lui permit de continuer
son chemin. Quand il fut parti, D… se retira de la fenêtre, où je
l’avais suivi immédiatement après m’être assuré de la précieuse lettre.
Peu d’instants après, je lui dis adieu. Le prétendu fou était un homme
payé par moi.
– Mais quel était votre but, demandai-je à mon ami, en remplaçant la
lettre par une contrefaçon ?

« N’eût-il pas été plus simple, dès votre première visite, de vous en
emparer, sans autres précautions, et de vous en aller ?
– D… , répliqua Dupin, est capable de tout, et, de plus, c’est un
homme solide. D’ailleurs, il a dans son hôtel des serviteurs à sa dévotion.
Si j’avais fait l’extravagante tentative dont vous parlez, je ne serais pas
sorti vivant de chez lui. Le bon peuple de Paris n’aurait plus entendu
parler de moi. Mais, à part ces considérations, j’avais un but particulier.
« Vous connaissez mes sympathies politiques. Dans cette affaire, j’agis
comme partisan de la dame en question. Voilà dix-huit mois que le ministre
la tient en son pouvoir. C’est elle maintenant qui le tient, puisqu’il
ignore que la lettre n’est plus chez lui, et qu’il va vouloir procéder à son
chantage habituel. Il va donc infailliblement opérer lui-même et du premier
coup sa ruine politique. Sa chute ne sera pas moins précipitée que
ridicule.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


« On parle fort lestement du facilis descensus Averni ; mais en matière
d’escalades, on peut dire ce que la Catalani disait du chant : « Il est plus
facile de monter que de descendre. » Dans le cas présent, je n’ai aucune
sympathie, pas même de pitié pour celui qui va descendre. D… , c’est le
vrai monstrum horrendum, – un homme de génie sans principes.
« Je vous avoue, cependant, que je ne serais pas fâché de connaître le
caractère exact de ses pensées, quand, mis au défi par celle que le préfet
appelle une certaine personne, il sera réduit à ouvrir la lettre que j’ai laissée
pour lui dans son porte-cartes.
– Comment ! est-ce que vous y avez mis quelque chose de particulier ?
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– Eh mais ! il ne m’a pas semblé tout à fait convenable de laisser
l’intérieur en blanc, – cela aurait eu l’air d’une insulte. Une fois, à Vienne,
« D… m’a joué un vilain tour, et je lui dis d’un ton tout à fait gai que je
m’en souviendrais. Aussi, comme je savais qu’il éprouverait une certaine
curiosité relativement à la personne par qui il se trouvait joué, je pensai
que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un indice
quelconque.
« Il connaît fort bien mon écriture, et j’ai copié tout au beau milieu de
la page blanche ces mots :
Un dessein si funeste,
S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste.
Vous trouverez cela dans l’Atrée de Crébillon.

Lentement, avec une grande solennité, il fut transporté à
l’intérieur de Briony Lodge
et déposé dans la pièce principale : de
mon poste près de la fenêtre, j’observai les allées et venues. Les
lampes avaient été allumées, mais les stores n’avaient pas été
tirés, si bien que Je pouvais apercevoir Holmes étendu sur le lit.
J’ignore s’il était à cet instant, lui, bourrelé de remords, mais je
sais bien que moi, pour ma part, je ne m’étais jamais senti aussi
honteux que quand je vis quelle splendide créature était la femme
contre laquelle nous conspirions, et quand j’assistai aux soins
pleins de grâce et de bonté qu’elle prodiguait au blessé. Pourtant
ç’aurait été une trahison (et la plus noire) à l’égard de Holmes si
je m’étais départi du rôle qu’il m’avait assigné. J’endurcis donc
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mon coeur et empoignai ma fusée fumigène. « Après tout, me disje,
nous ne lui faisons aucun mal, et nous sommes en train de
l’empêcher de nuire à autrui. »
Holmes s’était mis sur son séant, et je le vis s’agiter comme
un homme qui manque d’air. Une bonne courut ouvrir la fenêtre.
Au même moment il leva la main : c’était le signal. Je jetai ma
fusée dans la pièce et criai :
« Au feu ! »
Le mot avait à peine jailli de ma gorge que toute la foule des
badauds qui stationnaient devant la maison, reprit mon cri en
choeur :
« Au feu ! »
Des nuages d’une fumée épaisse moutonnaient dans le salon
avant de s’échapper par la fenêtre ouverte. J’aperçus des
silhouettes qui couraient dans tous les sens ; puis j’entendis la
voix de Holmes affirmer que c’était une fausse alerte. Alors je me
glissai parmi la foule et je marchai jusqu’au coin de la rue. Au
bout d’une dizaine de minutes, j’eus la joie de sentir le bras de
mon ami sous le mien et de quitter ce mauvais théâtre. Il
marchait rapidement et en silence ; ce fut seulement lorsque nous
empruntâmes l’une des paisibles petites rues qui descendent vers
Edgware Road qu’il se décida à parler.
« Vous avez très bien travaillé, docteur ! me dit-il. Rien
n’aurait mieux marché.
– Vous avez la photographie ?
– Je sais où elle est.
– Et comment l’avez-vous appris ?
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– Elle me l’a montrée, comme je vous l’avais annoncé.
– Je n’y comprends goutte, Holmes.
– Je n’ai pas l’intention de jouer avec vous au mystérieux,
répondit-il en riant. L’affaire fut tout à fait simple. Vous, bien sûr,
vous avez deviné que tous les gens de la rue étaient mes
complices : je les avais loués pour la soirée.
– Je l’avais deviné… à peu près.
– Quand se déclencha la bagarre, j’avais de la peinture rouge
humide dans la paume de ma main. Je me suis précipité, je suis
tombé, j’ai appliqué ma main contre mon visage, et je suis devenu
le piteux spectacle que vous avez eu sous les yeux. C’est une vieille
farce.
– Ça aussi, je l’avais soupçonné !
– Ils m’ont donc transporté chez elle ; comment aurait-elle pu
refuser de me laisser entrer ? Que pouvait-elle objecter ? J’ai été
conduit dans son salon, qui était la pièce, selon moi, suspecte.
C’était ou le salon ou sa chambre, et j’étais résolu à m’en assurer
Alors j’ai été couché sur un lit, j’ai réclamé un peu d’air, on a dû
ouvrir la fenêtre, et vous avez eu votre chance.
– Comment cela vous a-t-il aidé ?
– C’était très important ! Quand une femme croit que le feu
est à sa maison, son instinct lui commande de courir vers l’objet
auquel elle attache la plus grande valeur pour le sauver des
flammes. Il s’agit là d’une impulsion tout à fait incontrôlable, et je
m’en suis servi plus d’une fois : tenez, dans l’affaire du Château d
Arnsworth, et aussi dans le scandale de la substitution de
Darlington. Une mère se précipite vers son enfant ; une
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demoiselle vers son coffret à bijoux. Quant à notre dame
d’aujourd’hui, j’étais bien certain qu’elle ne possédait chez elle
rien de plus précieux que ce dont nous étions en quête. L’alerte
fut admirablement donnée. La fumée et les cris auraient brisé des
nerfs d’acier ! Elle a magnifiquement réagi. La photographie se
trouve dans un renfoncement du mur derrière un panneau à
glissières juste au-dessus de la sonnette. Elle y fut en un instant et
je pus apercevoir l’objet au moment où elle l’avait à demi sorti.
Quand je criai que c’était une fausse alerte, elle le replaça, ses
yeux tombèrent sur la fusée, elle courut au dehors, et je ne la revis
plus. Je me mis debout, et après force excuses, sortis de la
maison. J’ai bien songé à m’emparer tout de suite de la
photographie, mais le cocher est entré ; il me surveillait de près :
je crus plus sage de ne pas me risquer : un peu trop de
précipitation aurait tout compromis !
– Et maintenant ? demandai-je.
– Pratiquement notre enquête est terminée. J’irai demain lui
rendre visite avec le roi et vous-même,
si vous daignez nous
accompagner. On nous conduira dans le salon pour attendre la
maîtresse de maison ; mais il est probable que quand elle viendra
elle ne trouvera plus ni nous ni la photographie. Sa Majesté sera
sans doute satisfaite de la récupérer de ses propres mains.
– Et quand lui rendrons-nous visite ?
– A huit heures du matin. Elle ne sera pas encore levée, ni
apprêtée, si bien que nous aurons le champ libre. Par ailleurs il
nous faut être rapides, car ce mariage peut modifier radicalement
ses habitudes et son genre de vie. Je vais télégraphier au roi. »
Nous étions dans Baker Street, arrêtés devant la porte.
Holmes cherchait sa clé dans ses poches lorsqu’un passant lui
lança :
« Bonne nuit, monsieur Sherlock Holmes ! »
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Il y avait plusieurs personnes sur le trottoir ; ce salut semble
venir néanmoins d’un jeune homme svelte qui avait passé très
vite.
« Je connais cette voix, dit Holmes en regardant la rue
faiblement éclairée. Mais je me demande à qui diable elle
appartient ! »
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III
Je dormis à Baker Street cette nuit-là ; nous étions en train de
prendre notre café et nos toasts quand le roi de Bohême pénétra
dans le bureau.
« C’est vrai ? Vous l’avez eue ? cria-t-il en empoignant
Holmes par les deux épaules et en le dévisageant intensément.
– Pas encore.
– Mais vous avez bon espoir ?
– J’ai espoir.
– Alors, allons-y. Je ne tiens plus en place.
– Il nous faut un fiacre.
– Non ; mon landau attend en bas.
– Cela simplifie les choses. »
Nous descendîmes et, une fois de plus, nous reprîmes la route
de Briony Lodge.
« Irène Adler est mariée, annonça Holmes.
– Mariée ? Depuis quand ?
– Depuis hier.
– Mais à qui ?
– A un homme de loi qui s’appelle Norton.
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– Elle ne l’aime pas. J’en suis sûr !
– J’espère qu’elle l’aime.
– Pourquoi l’espérez-vous ?
– Parce que cela éviterait à Votre Majesté de redouter tout
ennui pour l’avenir. Si cette dame aime son mari, c’est qu’elle
n’aime pas Votre Majesté. Si elle n’aime pas Votre Majesté, il n’y a
aucune raison pour qu’elle se mette en travers des plans de Votre
Majesté.
– Vous avez raison. Et cependant… Ah ! je regrette qu’elle
n’ait pas été de mon rang ! Quelle reine elle aurait fait ! »
Il tomba dans une rêverie maussade qui dura jusqu’à
Serpentine Avenue.
La porte de Briony Lodge était ouverte, et une femme âgée se
tenait sur les marches. Elle nous regarda descendre du landau
avec un oeil sardonique.
« Monsieur Sherlock Holmes, je pense ? interrogea-t-elle.
– Je suis effectivement M. Holmes, répondit mon camarade
en la considérant avec un étonnement qui n’était pas joué.
– Ma maîtresse m’a dit que vous viendriez probablement ce
matin. Elle est partie, avec son mari, au train de cinq heures
quinze à Charing Cross, pour le continent.
– Quoi ! s’écria Sherlock Holmes en reculant. Voulez-vous
dire qu’elle a quitté l’Angleterre ? »
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Son visage était décomposé, blanc de déception et de
surprise. Elle ne reviendra jamais !
« Et les papiers ? gronda le roi. Tout est perdu !
– Nous allons voir… »
Il bouscula la servante et se rua dans le salon ; le roi et moi
nous nous précipitâmes à sa suite. Les meubles étaient dispersés
à droite et à gauche, les étagères vides, les tiroirs ouverts : il était
visible que la dame avait fait ses malles en toute hâte avant de
s’enfuir. Holmes courut vers la sonnette, fit glisser un petit
panneau, plongea sa main dans le creux mis à découvert, retira
une photographie et une lettre. La photographie était celle d’Irène
Adler elle-même en robe du soir. La lettre portait la suscription
suivante : « A Sherlock Holmes, qui passera prendre. »
Mon ami
déchira l’enveloppe ; tous les trois nous nous penchâmes sur la
lettre ; elle était datée de la veille à minuit, et elle était rédigée en
ces termes :
Mon cher Monsieur Sherlock Holmes
Vous avez réellement bien joué ! Vous m’avez complètement
surprise. Je n’avais rien soupçonné, même après l’alerte au feu.
Ce n’est qu’ensuite, lorsque j’ai réfléchi que je m’étais trahie moimême,
que j’ai commencé à m’inquiéter. J’étais prévenue contre
lui depuis plusieurs mois. On m’avait informée que si le roi
utilisait un policier, ce serait certainement à vous qu’il ferait
appel. Et on m’avait donné votre adresse. Pourtant, avec votre
astuce, vous m’avez amenée à vous révéler ce que vous désiriez
savoir. Lorsque des soupçons me sont venus, j’ai été prise de
remords : penser du mal d’un clergyman aussi âgé, aussi
respectable, aussi galant !
Mais, vous le savez, j’ai été entraînée, moi aussi, à jouer la
comédie ; et le costume masculin m’est familier : j’ai même
souvent profité de la liberté d’allure qu’il autorise. Aussi ai-je
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demandé à John, le cocher, de vous surveiller ; et moi, je suis
montée dans ma garde-robe, j’ai enfilé mon vêtement de sortie,
comme je l’appelle, et je suis descendue au moment précis où
vous vous glissiez dehors. Hé bien ! je vous ai suivi jusqu’à votre
porte, et j’ai ainsi acquis la certitude que ma personne
intéressait vivement le célèbre M. Sherlock Holmes. Alors, avec
quelque imprudence, je vous ai souhaité une bonne nuit, et j’ai
couru conférer avec mon mari. Nous sommes tombés d’accord
sur ceci : la fuite était notre seule ressource pour nous défaire
d’un adversaire aussi formidable. C’est pourquoi vous trouverez
le nid vide lorsque vous viendrez demain Quant à la
photographie, que votre client cesse de s’en inquiéter ! J’aime et
je suis aimée. J’ai rencontré un homme meilleur que lui. Le roi
pourra agir comme bon lui semblera sans avoir rien à redouter
d’une femme qu’il a cruellement offensée. Je ne la garde pardevers
moi que pour ma sauvegarde personnelle, pour conserver
une arme qui me protégera toujours contre les ennuis qu’il
pourrait chercher à me causer dans l’avenir. Je laisse ici une
photographie qu’il lui plaira peut-être d’emporter. Et je
demeure, cher Monsieur Sherlock Holmes, très sincèrement
vôtre !
Irène Norton, née Adler.

« Quelle femme ! Oh ! quelle femme ! s’écria le roi de Bohême
quand nous eûmes achevé la lecture de cette épître. Ne vous
avais-je pas dit qu’elle était aussi prompte que résolue ? N’auraitelle
pas été une reine admirable ? Quel malheur qu’elle ne soit pas
de mon rang !
– D’après ce que j’ai vu de la dame, elle ne semble pas en
vérité du même niveau que Votre Majesté ! répondit froidement
Holmes. Je regrette de n’avoir pas été capable de mener cette
affaire à une meilleure conclusion.
– Au contraire, cher monsieur ! cria le roi. Ce dénouement
m’enchante : je sais qu’elle tient toujours ses promesses ! La
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photographie est à présent aussi en sécurité que si elle avait été
jetée au feu.
– Je suis heureux d’entendre Votre Majesté parler ainsi.
– J’ai contracté une dette immense envers vous ! Je vous en
prie ; dites-moi de quelle manière je puis vous récompenser.
Cette bague… »
Il fit glisser de son doigt une émeraude et la posa sur la
paume ouverte de sa main.
« Votre Majesté possède quelque chose que j’évalue à plus
cher, dit Holmes.
– Dites-moi quoi : c’est à vous.
– Cette photographie ! »
Le roi le contempla avec ahurissement.
« La photographie d’Irène ? Bien sûr, si vous y tenez !
– Je remercie Votre Majesté. Maintenant, l’affaire est
terminée J’ai l’honneur de souhaiter à Votre Majesté une bonne
matinée. »
Il s’inclina et se détourna sans remarquer la main que lui
tendait le roi. Bras dessus, bras dessous, nous regagnâmes Baker
Street.
Et voici pourquoi un grand scandale menaçait le royaume de
Bohême, et comment les plans de M. Sherlock Holmes furent
déjoués par une femme. Il avait l’habitude d’ironiser sur la
rouerie féminine ; depuis ce jour il évite de le faire. Et quand il
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parle d’Irène Adler, ou quand il fait allusion à sa photographie,
c’est toujours sous le titre très honorable de la femme.