LES ETATS GENERAUX DE LA PSYCHANALYSE

Le clonage humain est-il un crime contre l'humanité ?*

Gérard HUBER

Docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse

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la page initiale n'étant plus à son adresse web ce jour 08/10/2002.
Occasion pour moi d'indiquer le commentaire que j'en fis en fin de la page-ci-liée

 

Introduction

                  Y a-t-il dans le clonage humain une dimension sacrificielle telle qu'il puisse être considéré comme un crime ? Et dans la mesure où le clonage humain ne concerne pas seulement la reproduction de telle ou telle personne, mais le mode de reproduction de l'humanité, est-il légitime de considérer que la victime est l'humanité ? Pour le dire autrement, y a-t-il alors "crime contre l'humanité" ?
                  Depuis 1997, une mobilisation sans précédent a eu lieu contre le clonage humain. Plusieurs organisations intergouvernementales, telles que le Conseil de l'Europe1, le Parlement Européen2, l'Union européenne -en particulier par l'intermédiaire de son groupe de conseillers pour l'éthique de la biotechnologie3-, l'Organisation Mondiale de la Santé4, l'Assemblée Mondiale de la santé5ont condamné le clonage humain. Il en est de même de l'Unesco6. Le Sommet de Denver des Huit7 a proclamé la nécessité de coopérer pour interdire le clonage humain. Enfin, l'ONU a adopté la Déclaration Universelle de l'UNESCO8.
                  Du côté des organisations internationales non gouvernementales, un même mouvement d'interdiction s'affirme : l'Association médicale mondiale9, la Fédération Internationale de gynécologie et d'obstétrique (FIGO)10. Et l'on peut également citer les autorités religieuses qui, telle l'Eglise d'Ecosse, le Saint-Siège ou un groupe de théologiens musulmans, déclarent que le clonage humain est éthiquement inacceptable.
                  Le clonage humain apparaît donc comme l'ennemi numéro un de la civilisation, ce qui, d'ailleurs, ne l'empêche pas de progresser, comme l'ont montré les récentes expériences des chercheurs de Séoul (Corée du Sud)11 notamment.
                  Ce concert d'interdictions permet de penser que l'humanité se trouve confrontée à la potentialité d'un crime d'une gravité exceptionnelle, dont elle serait la victime, s'il venait à être réalisé. En ce sens, ce crime serait une sorte de " crime contre l'humanité ". En tout cas, avant même qu'il en vienne à être une réalité, le clonage humain est condamné avec la même force que le crime contre l'humanité.
                  Pour autant, il n'est nulle part désigné comme tel. Ainsi, lors des délibérations, au cours desquelles il a élaboré sa réponse au Président Chirac qui le questionnait sur le clonage humain, le Comité Consultatif National d'Ethique/CCNE a vu une partie de ses membres demander une condamnation explicite du clonage humain au motif qu'il serait un " crime contre l'humanité ". Mais, le CCNE, qui a prôné l'interdiction du clonage humain à des fins de reproduction d'un bébé (nous y reviendrons), ne s'est pas rendu à cet avis, jugeant que le débat s'en trouverait déplacé. Au demeurant, cette controverse est demeurée quasi-secrète, ce qui montre d'ailleurs les limites démocratiques du huis-clos de ce type d'instance consultative.
                  S'agissant du Conseil de l'Europe, qui a interdit le clonage humain, et de la loi française sur le corps humain, qui sera révisée cette année, et s'apprête à le faire, ce n'est pas non plus au nom de la lutte contre ce type de crime, que le droit se prononce, mais en référence au " respect de l'intégrité de l'espèce humaine ".
                  Tout se passe donc comme si ce n'était que par allusion qu'il était possible, aujourd'hui, de s'interroger sur le clonage humain en termes de " crime contre l'humanité ". Tel est le sujet que j'étudie dans cet article. J'ajoute que, n'étant pas juriste, je livre des analyses et des réflexions fondées sur une approche psychanalytique du " sujet d'affect ", complémentaire du " sujet de droit ".
                  Dans un premier temps, je prendrai la mesure de la distinction établie par le législateur entre " espèce humaine " et " humanité ". Puis je discuterai directement du sujet proposé. En conclusion, je soulignerai que la thèse qui sous-tend mon questionnement est la suivante : le non-dit de la controverse actuelle est l'effet du "désapprentissage" actuel du jugement moral, et c'est davantage le trouble de ce "désapprentissage" que la nature de " crime contre l'humanité " du clonage humain qui en est l'objet.


Allons-nous vers l'énoncé de droits de l'espèce humaine ?

                  Dans un débat avec Albert Einstein, Sigmund Freud définit le droit comme "puissance d'une communauté", qui s'oppose à la violence brute ou appuyée sur l'intellect. Son expression la plus haute est la loi.
                  Pour ce qui concerne la violence physique, le " crime contre l'humanité " a été décrit en 1947, lors du Tribunal de Nuremberg, comme " l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime ".
                  De son côté, l'article 5 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948) (qui ne nomme pas le crime contre l'humanité), repris dans la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, stipule que "nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants". Il est précédé par l'article 4 qui proscrit l'esclavage : "nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes".
                  Pour ce qui est de la violence de l'intellect, seule la Déclaration de 1948 est explicite. C'est ainsi que l'article 8 proclame que "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ou de conviction...", et l'article 19 à la liberté d'opinion et d'expression. Mais, il n'est nulle part envisagé qu'une violence de l'intellect puisse être un crime contre l'humanité.
                  Néanmoins, posons-nous la question suivante : pourquoi cette différence entre le jugement du Tribunal de Nuremberg (1947) et la Déclaration de 1948 ? Parce que la recherche -liberté de pensée s'il en est - et les traitements médicaux, n'ont jamais été considérés comme incompatibles avec les pratiques -dites inhumaines- parce que relevant de l'esclavage et de la soumission ou parce qu'exerçant des violences. Le seul fait que la médecine se référait au Serment d'Hippocrate qui affirme que "même sous la menace, je n'admettrai pas de faire usage de mes connaissances médicales contre les lois de l'humanité", et qu'elle progressait "pour le bien de l'humanité", excluait tout approfondissement de la question, jusqu'à ce qu'en 1947, les expérimentations biomédicales cliniques deviennent, à leur tour, l'objet d'un encadrement nouveau.
                  1947, c'est la date de la fin du procès de Nuremberg, au cours duquel les exactions, atrocités et massacres commis par les nazis ont été jugées non seulement sur le plan militaire, moral et politique, mais également sur le plan de l'utilisation de la science et de la médecine. Jamais auparavant, l'on ne s'était demandé si médecine et esclavage ou mise à mort pouvaient fonctionner ensemble. Or, l'on s'était rendu compte que l'organisation politique du 3ème Reich avait utilisé la biologie et la médecine dans le sens d'une justification de l'asservissement total de l'homme par l'homme. Ce n'est pas le lieu de développer l'aspect historique de cette question. Aussi conseillerai-je de se reporter aux livres De Benno Müller-Hill, "Science de vie, science de mort"12, et de John Lifton, "Les Médecins nazis"13, qui sont trés éclairants.
                  Le résultat est que même les médecins et les chercheurs, qui n'ont jamais accepté et n'accepteront jamais d'être au service de la servitude ou de l'esclavage, se sentent, désormais interpellés, du fait qu'ils ne peuvent plus ignorer le risque de violence, appuyée sur cette forme d'intellect qu'est la technoscience biomédicale, violence potentielle que recèlent les situations de la recherche et du traitement médicaux, lorsque ceux-ci sont mis en place, à l'encontre de la volonté du patient.
                  On voit en quoi, si l'on se réfère à ces définitions, l'expression " crime contre l'humanité " est inadéquate au clonage humain.
                  Par ailleurs, il faut prendre acte de la nouveauté, introduite par la biologie, et notamment la biologie moléculaire et la génétique, à savoir la distinction entre espèce humaine et humanité, à partir du moment où l'humanité détient les moyens scientifiques et techniques de modifier l'espèce humaine. Le respect de l'" espèce humaine " ne figure, pas dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, pour la bonne et simple raison qu'espèce humaine et humanité étaient alors conceptuellement identiques. Mais, elle figure dans la loi française de 1994 et dans le Code pénal.
                  La radicalisation de la position de la loi française conduit donc à cette interrogation : faut-il désormais concevoir et formuler des droits de l'espèce humaine à respecter qui seraient distincts des droits de l'humanité ? Deux avancées biologiques conduisent à se poser cette question.
                  La première est la voie de recherche et de traitement expérimentaux que l'on appelle la "thérapie génique". La seconde est le clonage humain.
                  Commençons par la première. Tant que cette thérapie, qui n'en est qu'à ses commencements, et consiste notamment à substituer un gène sain à un gène déficient dans l'organisme, ne concerne que l'individu qui souffre d'une maladie incurable par d'autre moyen, elle demeure dans le cadre de la superposition entre humanité et espèce humaine. Mais, à partir du moment où l'on envisage de développer une thérapie génique dont l'effet n'est pas limité à cette personne mais s'étend à sa descendance, à qui elle transmettra sa part de génome préalablement modifié, on intervient directement dans le devenir de l'espèce humaine. Telle est la distinction entre "thérapie génique somatique", la première et "thérapie génique germinale",la seconde.
                  La première est dite somatique, parce que la modification s'effectue au niveau des organes, la seconde est dite germinale, parce qu'elle s'effectue au niveau des cellules sexuelles. A la différence de la thérapie génique, dont les premiers essais ont eu lieu aux Etats-Unis, auprès d'une enfant qui était atteinte d'une forme incurable de cancer, et qui se porte mieux depuis, le clonage humain n'est pas encore une réalité. Rappelons que le clonage est d'abord et avant tout une technique de duplication. Théoriquement, il existe deux sortes de clonage humain radicalement différentes l'une de l'autre : La technique peut, en effet, être appliquée soit à une cellule soit à un œuf fécondé.
                  Le clonage cellulaire consiste à reproduire une cellule sans recours à un spermatozoïde et sans fécondation. Une cellule adulte somatique (qui a une fonction spécifique au niveau d'un organe, par exemple de peau) est prélevée chez un mammifère. On lui ôte son enveloppe cytoplasmique et l'on conserve le noyau dans lequel se trouvent les chromosomes. Elle est placée dans une éprouvette, où se trouve également un ovule d'un autre mammifère dont on a ôté le noyau et gardé seulement le cytoplasme. Par électro-stimulation, ce noyau et ce cytoplasme fusionnent et deviennent une nouvelle cellule, qui existe au stade antérieur à toute spécialisation. Il s'agit d'un embryon -in vitro- obtenu sans fécondation. Au bout de quelques jours, cet embryon est implanté dans un utérus de mammifère, qui, au terme de quelques mois, devient un petit, doté de la même constitution génétique que le mammifère dont on a prélevé la cellule et dont on a gardé le noyau.
                  Le clonage d'un œuf fécondé in vitro avec spermatozoïde et ovule consiste par division embryonnaire à extraire le noyau de chacune des cellules de l'œuf et à les implanter dans des cytoplasmes d'ovules receveurs préalablement vidés de leur propre noyau. Alors, les huit œufs se divisent à leur tour, donnant huit embryons que l'on implante alors dans plusieurs utérus de mères porteuses. Les petits qui naîtront auront, comme tous les petits, une constitution génétique transmise par un père et une mère.
                  Pour le sujet de la loi, qui se trouve devant une nouvelle réalité scientifique et/ou thérapeutique, supposant la modification de l'espèce humaine, la question semble être la suivante : la loi, telle qu'elle existe, pare-t-elle à toutes les éventualités d'atteinte à la dignité humaine, qui pourraient être induites par cette nouvelle réalité ? Cette question est encore plus difficile, lorsque cette réalité n'en est encore qu'au stade du possible. C'est pourquoi, le sujet de la loi doit distinguer le possible du fantasmatique, c'est-à-dire ce qui, d'avoir été un fantasme, est tout près de devenir une réalité scientifique et technique, et ce qui est et demeure un fantasme.                   Enfin, un autre élément complique trés sérieusement l'analyse. En effet, il se peut très bien que ce qui est fantasme à un moment donné, faisant l'objet d'une condamnation, doive sa réalisation ultérieure au fait que la loi a laissé les artisans de ce fantasme progresser suffisamment vers son passage à la réalité.
                  Autrement dit, la loi ne peut prévenir, elle peut seulement faire et faire respecter la loi. Mais, elle est de plus en plus conduite à réfléchir sur "le " passage du fantasme à la réalité ".
                  En France, il y a treize ans, lorsque les premiers rapports relatifs aux nouveaux développements de la médecine biologique ont été réalisés par des juristes, à la demande des autorités du pays, il y avait des partisans d'une législation sur la totalité des applications réelles, possibles et fantasmatiques des techniques non naturelles de procréation humaine et il y avait des partisans d'une loi qui n'engloberait que ce qui était de l'ordre du réel et du possible.
                  Comme le Législateur n'est pas un " enfant de cœur ", il a pensé que l'essentiel était pour lui d'énoncer un certain nombre de principes cohérents avec la doctrine, et de décliner des sanctions relatives à toutes les transgressions. C'est ainsi que le Conseil Constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les lois de 1994 relatives au respect du corps humain et la loi relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale, à la procréation et au diagnostic prénatal, au nom des principes suivants : primauté de la personne humaine, respect de l'être humain dès le commencement de la vie, l'inviolabilité, l'intégrité et l'absence de caractère patrimonial du corps humain ainsi que l'intégrité de l'espèce humaine, et respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
                  En France, il n'existe pas de texte de loi interdisant de manière claire et distincte la reproduction par division embryonnaire ou par transfert nucléaire. Mais, nombreux sont ceux qui considèrent que le chapitre II "du respect du corps humain" de la loi du 20 juillet 1994 encadre insuffisamment les applications de la biologie. L'article 16-4 proclame, en effet : "Nul ne peut porter atteinte à l'intégrité de l'espèce humaine. Toute pratique eugénique tendant à l'organisation de la sélection des personnes est interdite. Sans préjudice des recherches tendant à la prévention et au traitement des maladies génétiques, aucune transformation ne peut être apportée aux caractères génétiques dans le but de modifier la descendance de la personne".
                  Pourquoi cette entrée du concept de l'espèce humaine dans la loi ? Parce que le législateur a voulu aller plus loin que protéger l'intégrité du corps humain.
                  De fait, il s'agit surtout de respecter la diversité génétique, en interdisant la sélection par le sexe et sur des critères physiques ou "raciaux" (je mets " raciaux " entre guillemets, car je pense qu'il faut retirer le mot " race " de la constitution française et de tout texte de loi, étant donné que la " race " n'existe pas).
                  Il s'agit également de se prémunir contre toutes manipulations génétiques qui pourraient altérer les caractéristiques essentielles de l'espèce humaine.
                  Ce disant, en 1994, le législateur pensait essentiellement aux thérapies géniques, c'est-à-dire à ces interventions thérapeutiques sur le génome humain qui sont censées pouvoir modifier le génome d'une personne gravement malade, dans le but de la soigner, mais qui ne doivent en aucun cas se traduire par une transmission de la modification par gamète interposé, pour le cas où cette même personne se reproduirait après avoir été soignée. Visiblement, il n'a pas jugé utile de mentionner le clonage humain, parce que cette technique tombait "inévitablement" sous le coup de l'interdiction.
                  Aussi, les Académies de médecine, de pharmacie, des sciences, le Comité Consultatif National d'Ethique/CCNE et les Conseil Nationaux des Ordres des Médecins et des Pharmaciens ont-elles déclaré, le 15 mai 1997, que :
                  "Ils condamnent de manière véhémente, catégorique et définitive, toute méthode tendant à la reproduction à l'identique d'une personne humaine, c'est-à-dire tout clonage à visée reproductive.
                  Ils demandent au législateur qu'un texte complémentaire, interdisant tout clonage reproductif sur l'homme soit introduit dans le Code de la santé publique à l'occasion de la révision des lois de bioéthique, prévue en 1999.
                  Ils demandent que toute initiative soit prise tant au plan européen que mondial pour proscrire le clonage reproductif".
                  Cette position n'est pas exactement identique à celle que le CCNE a exprimée, alors qu'il était saisi par le Président Chirac. Le CCNE souligne, en effet, que, quand bien même l'article 16-4 des lois de bioéthique de 1994 ne nomme pas le clonage humain, il indique cependant clairement que le législateur le bannit : d'autres articles de loi interdisent son émergence : l'article L.152-8 qui l'interdit de procéder à une conception in vitro d'embryons à des fins de recherche ou d'expérimentation, l'article L 152-8 qui interdit d'expérimenter sur l'embryon, l'article Les articles L 152-1 à L 152-3 qui limite l'assistance médicale des personnes et couples stériles aux seules techniques de procréation. Mais, ces interdictions ne sont qu'implicites. C'est pourquoi, une intervention nouvelle du Législateur se justifierait à des fins d'explicitation. Surgit alors un argument trés curieux : en effet, le Comité devient soudain trés hésitant, parce que l'explicitation conduirait nécessairement à l'adjonction d'un nouvel interdit spécifique, qui risquerait d'affaiblir la portée générale des principes, notamment ceux de l'article 16-4.
                  On reste donc confondu devant un tel jugement. En effet, soit il y va de la modification de l'espèce humaine, et alors un interdit du clonage humain s'impose pour renforcer les principes, suivi d'autres, plus tard, si nécessaire, soit l'interdit ne s'impose pas, mais alors ce sont les principes qui non seulement ne sont pas affaiblis par le clonage, mais n'ont même pas lieu d'être énoncés.
                  Tout indique que le CCNE n'a pas pris la mesure de ce que signifie l'entrée de la question de l'espèce humaine dans la loi.
                  Je partage l'idée que le premier des principes législatifs des textes de loi qui encadrent le développement des sciences et des techniques biomédicales est la primauté de la personne humaine dans son individualité propre, au regard de quoi l'idée d'humanité est parfois un simple rideau rouge dissimulant le non-respect de cette primauté. Mais cela ne doit pas nous détourner d'une autre question, qui ne concerne plus seulement l'humanité comme telle, mais l'humanité en tant qu'elle prend en charge le destin de l'espèce humaine. Ce destin est-il ou non en train de se modifier ? Ne revient-il pas au législateur, non seulement national, bien entendu, mais mondial -à condition qu'il se constitue comme tel-, de légiférer sur l'interdiction ou sur l'autorisation de cette modification ?
                  "Convaincus de la nécessité de respecter l'être humain à la fois comme individu et dans son appartenance à l'espèce humaine et reconnaissant l'importance d'assurer sa dignité" : telle est une partie du Préambule à la Convention pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine -Convention sur les droits de l'homme et la biomédecine-, adoptée le 19 Novembre 1996 par le Comité des ministres du Conseil de l'Europe. "Comme individu et dans son appartenance à l'espèce humaine". Ainsi que le rappelle Sigmund Freud, dans Pour introduire le narcissime, "l'individu, effectivement, mène une double existence : en tant qu'il est lui-même sa propre fin, et en tant que maillon d'une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou du moins sans l'intervention de celle-ci. Lui-même tient la sexualité pour l'une de ses fins, tandis qu'une autre perspective nous montre qu'il est un simple appendice de son plasma germinatif, à la disposition duquel il met ses forces en échange d'une prime de plaisir, qu'il est porteur mortel d'une substance -peut-être immortelle- comme l'aîné d'une famille ne détient que temporairement un majorat qui lui survivra".
                  Dans le langage de la biologie du XIXè, l'espèce est cette chaîne de plasmas germinatifs qui assurent sa reproduction et sa perpétuité. Plus près de nous, c'est, selon le biologiste Ernst Maÿr, un groupe de populations naturelles à l'intérieur desquels les individus sont réellement (ou potentiellement) capables de se croiser. Comme depuis Gregor Mendel, nous savons que la reproduction d'un organisme vivant suppose le croisement de deux ensembles de gènes appartenant respectivement à deux organismes originaires de sexe différent, ce qui définit l'essentiel de l'espèce, c'est donc son mode de reproduction sexuée biparentale.
                  Dans ce contexte, l'on comprend que si le clonage humain par transfert de noyau et à partir d'un seul organisme peut être à l'origine de la reproduction asexée d'un être humain, il met en question la définition même de l'espèce humaine par l'interfertilité sexuée. Il y a donc solidarité conceptuelle entre la définition de l'espèce humaine et l'interdiction du clonage humain.
                  Ce n'était pas le cas avant, c'est-à-dire à l'époque où la perspective du clonage humain ne se présentait pas sous une forme scientifique et technique. Pendant longtemps, le débat entre les hommes a seulement porté sur l'existence ou la non-existence de races humaines, qui fonctionnaient dans la tête comme des subdivisions de l'espèce humaine. Les uns prétendaient que l'espèce humaine était une et indivisible, tandis que les autres affirmaient qu'elle était morcelée en races dites supérieures et races dites inférieures.
                  Pour autant, les premiers n'étaient pas forcément anti-racistes; quant aux seconds, ils n'avaient pas nécessairement besoin de recourir à l'idée d'une existence biologique de l'espèce humaine pour instaurer la discrimination raciale.
                  Les données du débat montraient donc clairement que l'essentiel se situait dans la décision des uns et des autres d'être favorables ou défavorables à une mise à l'écart ou à une élimination de certaines populations par une autre (celle à laquelle on appartenait de préférence).
                  Comme on sait, ces données sont loin d'avoir disparu. Les historiens de la pensée peuvent se pencher avec curiosité et, parfois, horreur, sur les fausses combinaisons et enchaînements utilisés par les racistes pour justifier leur volonté d'exclusion, et avec agacement et, parfois, crainte, sur les incohérences qui habitent certains discours et pratiques qui se veulent anti-racistes.
                  Mais, tandis que ce débat poursuit sa route, un autre, sur l'espèce humaine, intervient presqu'en silence, apporté par l'interrogation que rendent désormais possible les nouvelles connaissances biologiques (immunologiques, reproductiques (procréations et reproductions asexuées, génétiques et neurobiologiques notamment) sur l'homme, et leurs applications réelles ou potentielles.
                  Pour ce qui concerne l'immunologie, nous savons qu'il est désormais possible de recourir aux transplantations xénogéniques -ou interespèces- pour pallier au manque d'organes. Ainsi, le Professeur Alain Carpentier a constaté dès 1992 qu'un rein de chimpanzé a fonctionné neuf mois chez un homme, et un cœur de babouin quatre semaines chez un nouveau-né. Des greffes de valves cardiaques animales préalablement conditionnées sont, quant à elles, bien tolérées chez l'homme. Depuis, d'autres avancées ont eu lieu. Il y a donc passage possible d'une espèce animale à l'autre.
                  Sur le plan moléculaire, la biologie a, pour sa part, constaté l'universalité du code qui fait fonctionner les génomes de tous les êtres vivants.
                  Dans le domaine des techniques de reproduction, nous avons vu qu'il était possible d'assurer la reproduction de certains animaux par clonage, c'est-à-dire sans passer par la sexualité.
                  Enfin, selon la neurobiologie, "aucune catégorie cellulaire, aucun type de circuit particulier n'est propre au cortex cérébral de l'homme".
                  Aussi le cours nouveau de la biologie accuse-t-il l'idée que la spécificité de l'espèce humaine tient davantage à la décision de ses membres de vivre selon le critère de leur appartenance à un ensemble dans lequel ils se reconnaissent, qu'à telle ou telle spécificité biologique. Cette décision consiste à constituer une humanité dont l'essence est d'attribuer à chaque être humain une dignité.
                  Aussi, à moins de considérer l'humanité comme une espèce biologique définie par son mode de procréation, force est de reconnaître que, quels que soient ou pourront être les caractéristiques de conception, de naissance et de développement d'un être issu de membres de l'espèce humaine, il est nécessairement digne et membre de l'humanité.
                  Ou bien alors, en brandissant la menace d'une atteinte portée à l'intégrité de l'espèce humaine, du fait d'une modification de la conception de certains de ses membres, on se prépare d'ores et déjà à distinguer plusieurs espèces, l'une procréée, l'autre clonée, cette dernière n'étant plus appelée humaine. Il s'agirait alors de préparer une nouvelle forme de discrimination -du type du crime contre l'humanité-entre les dignes (les procréés) et les indignes (les clonés).
                  Rompre avec cette logique supposerait d'abandonner le point de départ du raisonnement, la définition de l'espèce par l'interfertilité sexuée et d'en venir à une définition seulement morphologique, c'est-à-dire se référant à la seule apparence de l'être humain, L'espèce humaine se définirait par la seule ressemblance morphologique. Par un autre tour de vis, cela n'irait pas sans poser de problèmes, étant donné que c'est justement la reproduction à dessein d'êtres qui se ressemblent comme deux jumeaux qui posent problème au droit, du fait que la substitution de l'un par l'autre, ou l'attribution d'un fait par l'un à l'autre, ne manqueraient pas de devenir sources d'inégalités potentielles devant la loi.


Le clonage humain est-il un crime contre l'humanité ?

                  Ayant posé la question d'une distinction entre " droits de l'espèce humaine " et " droits de l'humanité ", j'en viens, à présent, à la confrontation du clonage humain avec le crime contre l'humanité. Le débat qui s'instaure ne porte pas sur une hypothèse d'école. Il a été introduit par l'entrée du principe du respect de l'intégrité humaine dans la loi française et porte sur la question suivante : le clonage humain est-il un crime contre l'espèce humaine, un crime contre l'humanité, ou un non-crime ?
                  Une première position consiste à le considérer comme un crime contre l'espèce humaine, dans la mesure où il porte atteinte au principe de sa perpétuation, mais pas comme un crime contre l'humanité, dans la mesure où les êtres éventuellement clonés sont contenus dans le cadre de l'humanité.
                  Une deuxième position en tire les leçons et pense que ce n'est pas à proprement parler un crime, ni contre l'espèce humaine ni contre l'humanité.
                  Inversement, une troisième position est de le considérer comme un crime contre l'espèce humaine, si l'humanité se réduit à n'être qu'un sujet qui se prend en charge comme tel, et dans ce contexte, il est également un crime contre l'humanité, les êtres vivants humains clonés en étant exclus.
                  Aux termes de ce débat doivent s'ajouter d'autres considérations sur la naissance et la conception.
                  En effet, tant qu'on réfère le clonage humain à la création d'un enfant à naître, il ne peut être considéré au sens strict comme un crime contre l'humanité. En effet, comme le remarque André Froissard, par-delà la violence physique, l'essence du crime contre l'humanité consiste à mettre à mort un être humain, sous le prétexte qu'il est né. Or les partisans du clonage ne le présente pas comme une mise à mort, mais comme une aide à la conception et attribue à l'être cloné un droit à naître.
                  Par ailleurs, pour aborder la question du clonage humain dans de bonnes conditions intellectuelles, il convient de tenir compte de l'obsolescence de la référence du premier article de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme qui fonde la liberté et l'égalité sur la naissance.
                  Les nouvelles techniques de procréation ont fait remonter le problème en amont, nous sommes passés de la naissance à la conception.
                  C'est donc dès la conception que la liberté et l'égalité sont attestées, ce qui signifie que l'être humain cloné participerait des mêmes principes que l'être humain procréé.
                  Autant dire que l'humanité contient plus que l'espèce humaine biologique se prenant pour sujet.
                  Nous en arriverions donc à cette idée que le clonage humain n'est pas un crime contre l'humanité, et qu'il doit seulement être encadré législativement au même titre que toute autre méthode d'assistance médicale à la procréation, à charge, pour le législateur, qui représente une société qui s'y oppose, de le rendre impraticable, et passible de sanctions extrêmement lourdes pour des raisons objectivement démontrées.
                  Mais nous ne pouvons nous satisfaire de cette argumentation, pour la bonne et simple raison que l'expérimentation en laquelle le clonage humain consiste, passerait nécessairement par l'horreur du crime contre l'humanité pour être réalisée.
                  Et du crime contre l'humanité, il n'y a à attendre aucune connaissance ni aucun soin, comme l'ont montré les crimes nazis, mais seulement une destruction systématique de toute humanité.


Exposons notre raisonnement.

                  Le clonage humain réalisé par les chercheurs sud-coréens, à la fin de l'année dernière, révèle les aspects immoraux d'une telle entreprise : préméditer le mal, tout en sachant qu'aucune autorité n'est capable d'interdire son avènement. La différence entre ces chercheurs et le comportement nazi est dans leur vulnérabilité par le remords. Autrement dit, la désensibilisation morale n'a pas encore eu complètement lieu, à la différence de ce qui s'était produit chez les nazis. D'où l'argument selon lequel le débat actuel sur le clonage humain est en grande partie guidé par un désir inconscient de désensibilisation morale, que l'interdiction ne saurait interrompre par elle-même.
                  2. Le clonage humain par transfert nucléaire consiste, s'il est accompli jusqu'au bout, à prendre le risque de créer des êtres humains gravement malades, stériles, à les utiliser comme cobayes et esclaves, destinés à naître pour mourir dans les plus brefs délais, après utilisation de leurs organes, en attendant les lendemains de la santé et de l'immortalité qui chantent.... On ne peut, en effet, affirmer qu'il faut procéder à des expériences et certifier qu'on dispose de toutes les certitudes concernant leur innocuité. En conséquence, la technique de clonage humain impose de s'interroger sur la pertinence du bilan risques/bénéfices dans le cadre d'une telle expérimentation. Autrement dit, est-ce que cloner l'être humain est une rupture radicale avec toutes les formes d'expérimentation qui ont existé jusqu'à ce jour, ou est-ce une expérimentation parmi tant d'autres ? Et alors, pourquoi l'interdire de manière définitive, si ce n'est parce que c'est décider de faire naître et vivre des êtres humains pour les faire souffrir et mourir ?
                  Pour ce qui concerne le transfert nucléaire à partir de cellules adultes, nous savons qu'il existe des risques considérables et variés liés à son utilisation. Une vie brève (on a, par exemple, récemment découvert que l'âge des gènes du mammifère issu du clonage était le même que celui des gènes du mammifère cloné), exposée au cancer et à la stérilité, qui, en cas de fertilité, transmettrait un taux élevé d'anomalies génétiques à la descendance, voilà ce que l'on pense qui attend les éventuels clones. Et si l'on veut prouver le contraire, alors faut-il attendre d'avoir des résultats longitudinaux significatifs chez l'animal, tout en sachant que le passage à l'homme ne peut se satisfaire d'une simple projection d'événements biologiques d'un règne à l'autre. Or, les fanatiques du clonage humain sont bien décidés à aller de l'avant sans plus attendre.
                  Expérimenter pour prouver que les risques sont inexistants rejoint l'autre face du crime contre l'humanité jugé à Nuremberg, qui consiste à se servir de l'expérimentation humaine non pour progresser dans la connaissance et le soin, mais par curiosité mortifère. Il ne s'agit pas de partir d'un organisme malade et d'essayer de le guérir; il s'agit de créer un organisme qui a tous les risques d'être malade, au prétexte que l'on veut étudier sur lui comment guérir de certaines maladies, ou les pallier.
                  Cette décision est un crime contre l'humanité, puisque c'est une manipulation de la conception et de la naissance qui contient l'inscription de la souffrance mortelle infligée volontairement. Faire naître pour torturer.
                  Ce type de raisonnement n'est d'ailleurs pas totalement étranger à la fécondation in vitro (FIVETE) actuelle, puisque celle-ci a souvent recours à un autre type de clonage, le clonage par division embryonnaire. En effet, selon Jacques Testart, "l'intérêt médical d'adjoindre à la FIVETE cette technique serait d'augmenter les chances de grossesse en replaçant dans l'utérus deux embryons plutôt qu'un seul. Un autre intérêt, scientifique aujourd'hui (en 1986) et médical à terme, serait de pouvoir analyser sous différents aspects (structural, cytogénétique...) l'hémiembryon, frère jumeau de celui qu'on replace in utero : cette stratégie serait l'occasion privilégiée de comprendre la part qui revient à la "qualité" de l'embryon dans les échecs de la FIVETE".
                  Pour ce qui concerne l'intérêt médical, la loi française ne se prononce pas sur la division embryonnaire, parce que celle-ci n'est pas pratiquée. En effet, dans le cadre de la FIVETE, la multiplication des chances de succès d'une grossesse se traduit par un recours à la stimulation hormonale des ovaires au risque d'hyperstimulations, afin d'obtenir beaucoup d'embryons. Certains sont transplantés (le plus souvent trois), si bien que, une fois sur quatre, l'on arrive à une grossesse multiple. Au demeurant ce chiffre ne cesse d'augmenter. En conséquence de quoi, les médecins indiquent une "réduction embryonnaire", lorsqu'il y a grossesse de quatre embryons et plus, ainsi que dans d'autres pathologies. La mère demande rarement cette intervention, et y consent, puisqu'elle est prévenue de ce risque.
                  Réduire un embryon, c'est stopper son développement, sans nuire à celui des autres.
                  D'autres ont été préservés en cryopréservation, pour le cas où la grossesse a été un échec.
                  Des embryons sont donc programmés pour être détruits, d'autres sont prévus comme des embryons de remplacement.
                  Récemment, les Drs Medrum et Gardner ont publié dans le New England Journal of Medicine du 27/8/98, une analyse des chances de grossesse au cours des FIVETE, qui, s'appuyant sur les travaux de chercheurs écossais (Templeton et coll. Aberdeen Maternity Hospital), soutient que, comparé au transfert de quatre embryons, celui de deux seulement réduit les risques de grossesse multiple.
                  Quoiqu'il en soit, la seule chose qu'on ignore, c'est lequel va se développer.
                  Ces pratiques supposent déjà l'habitude du médecin, du biologiste, de la mère et du père à écarter voire donner la mort à l'embryon qui, s'il ne vient pas "en plus", puisqu'il est provoqué, devient gênant et donc "en plus", lorsque le développement d'un autre se fait dans de bonnes conditions. Elles supposent également leur l'habitude à suspendre le développement d'un embryon. Il est vrai que celle-ci a été mise en place dans l'attente d'un perfectionnement de la technique, qui devait rendre inutile cette production d'embryon dit "surnuméraire".
                  Mais cette attente a été vaine. Il n'y a aucune chance pour qu'une FIVETE marche à chaque coup. C'est donc une pratique honteuse, dont on tait l'existence, parce qu'y réfléchir remettrait en cause la légitimité de la FIVETE.
                  En fait, la rupture éthique est clairement désignée à l'endroit de la production d'un des embryons comme un moyen utilisé au profit de l'autre auquel est assigné le statut de fin.
                  Nous sommes déjà dans la pratique du "désapprentissage" de la moralité, voire dans l'apprentissage du "crime contre l'humanité", puisque l'un des embryons est conçu pour être mis à mort ultérieurement.
                  Cette destruction ne s'apparente en rien à l'avortement pour cause thérapeutique. L'avortement est une décision après-coup, la "réduction embryonnaire", une réduction avant coup, c'est-à-dire programmée.
                  Un pas de plus pourrait être de remplacer cette technique aléatoire qu'est la stimulation ovarienne par la division embryonnaire, mais cela renforcerait le caractère criminel de ce dispositif, étant donné que c'est un des deux jumeaux, qui serait programmé pour la mise à mort.
                  Une solution serait de maintenir en vie les deux jumeaux, afin qu'ils naissent et se développent. Mais alors, il s'agirait d'une détermination artificielle du nombre d'enfants, qui, comme la détermination du sexe de l'enfant, introduirait une rupture dans la distribution des différences entre couples stériles et couples fertiles devant leur procréation. Il ne s'agirait, certes pas, d'un "crime contre l'humanité", mais de donner un avantage aux uns par rapport aux autres, ce qui viserait l'institution d'une inégalité originaire. Ce serait un crime contre la différence et contre l'égalité. Bref, une sélection.
                  Seule la généralisation de ces pratiques pourrait aboutir à une soi-disant "décriminalisation" , ce qui, dans la réalité, serait la mise en place d'une véritable politique eugénique criminelle, soumise non plus seulement aux critères sociaux et économiques du moment, mais à des critères idéologiques nouveaux.
                  Pour ce qui concerne l'intérêt scientifique, il nous faut rappeler deux contextes possibles : l'étude et l'expérimentation. La loi interdisant toute expérimentation sur l'embryon, permet la réalisation d'études à finalité médicale concernant l'embryon in vitro sous des conditions strictes, parmi lesquelles le consentement des parents et l'absence d'atteinte à l'embryon. Ces études peuvent être poussées trés loin, notamment dans le cadre du diagnostic préimplantatoire et déboucher sur un pronostic de vie génétique trés difficile, pour le futur enfant. A ce moment, l'enfant est conçu pour lui-même et ce sont les parents qui se prononcent pour le laisser se développer ou pour en avorter.
                  Selon moi, nous ne sommes pas dans le contexte du crime contre l'humanité. Mais la dimension criminelle demeure, et l'avortement est toujours un délit. Ce délit peut être comparé à celui qui consiste à ne pas assister son embryon en danger par tous les moyens humains et scientifiques possibles. Le tribunal des hommes peut juger que ce délit est dépénalisé, si l'honnêteté des parents et des médecins est prouvée, mais il ne peut, en aucun cas, légaliser ni encourager ces pratiques.
                  Toute autre est la perspective de l'expérimentation. La loi devrait dire que la conception d'un embryon à des fins commerciales, industrielles ou expérimentales est un "crime contre l'humanité".
                  Je rappelle mon principe : il y a crime contre l'humanité, non seulement quand on soumet un être humain à l'extermination, sous le prétexte qu'il est né, mais aussi lorsqu'on le fait naître pour faire des expériences sur lui et prendre le risque de l'exterminer.
                  Or, quel que soit son motif, même l'expérimentation de la division embryonnaire relève du projet exterminateur.
                  En effet, j'ai traité plus haut de la détermination artificielle du nombre d'enfants; mais le cas qui se présente est celui de mener une série d'expériences non plus en double aveugle, méthode comparative à la clef, mais en double clarté, c'est-à-dire dans le but de provoquer des phénomènes biologiques et psychologiques sur l'un et l'autre des hémiembryons, afin d'acquérir une connaissance que l'on prétendra utile, et qui, de fait, sera moralement nuisible.
                  Outre le fait que ce type d'expérimentations foule au pied les bases mêmes des expérimentations scientifiques dont on exige qu'elles soient éthiques (tout ce qui n'est pas scientifique n'est pas éthique, dit Jean Bernard), et sont donc non-recyclables dans le cadre des expérimentations scientifiques et éthiques, elle consiste d'abord et avant tout à définir ces deux embryons comme des moyens.
                  Dans le règne humain, il n'y a pas de distinction possible entre un être qui serait un moyen et un être qui serait une fin. Tous les êtres humains sont des fins. Toute autre perspective dessine le commencement d'un assujettissement et d'une aliénation d'un être à un autre.
                  L'exploitation économique et sociale de l'homme par l'homme n'est que l'expression épiphénoménale de l'aliénation de l'homme par l'homme.
                  Comme l'écrit Hegel, "chaque conscience poursuit la mort de l'autre". Le meurtre peut être radical, il peut également être rampant. Chaque conscience, qui subit les effets du désir inconscient de meurtre, dont le paradigme est le parricide, peut aller vers le meurtre par le chemin de la mort, mais aussi par le chemin de la vie.
                  Dans le premier cas, la pulsion consiste à en finir avec la fin qu'est l'homme, par le biais de l'anéantissement. Dans le second, c'est par le biais de la création. En ce sens le clonage est l'opposé individuel inconscient du génocide collectif.
                  Nous laisserons à d'autres le soin de comparer ce que pourrait être une expérimentation scientifique de la division embryonnaire fondée sur d'apparents critères démocratiques et ce qu'ont été les mesures, les massacres et les dissections de cadavres de jumeaux par le soi-disant docteur Mengele, décrits par Robert Jay Lifton dans "Les médecins nazis". Rappelons seulement que ce sinistre personnage avait pour but d'arriver à la "détermination complète et fiable de l'hérédité de l'homme", et que l'expérimentation de la division embryonnaire que certains appellent aujourd'hui de leurs vœux, est toujours justifiée, quant à elle, par l'objectif d'arriver à cette même détermination dans le domaine de la reproduction/procréation.
                  Je ne pense pas que les défenseurs démocratiques de ces soi-disant expérimentations seraient nécessairement conscients qu'ils avancent sur un chemin déjà tracé, prenant ainsi place dans le cadre d'un certain héritage, et je ne leur fais pas ce procès d'intention. Ils n'en seraient pas moins, à mes yeux, des tortionnaires. Ma position va donc plus loin que celle des différentes assemblées nommées dans le chapitre précédent, qui ont, à juste titre, réclamé l'interdiction du clonage humain, mais aussi plus loin que celle que l'Assemblée Mondiale de la santé a affirmée le 14 mai 1997 et dans laquelle il est dit que l'utilisation du clonage pour reproduire des êtres humains n'est pas acceptable sur le plan éthique et est contraire à l'intégrité de la personne humaine et à la morale.
                  D'ailleurs, les positions de ces éminentes assemblées sont parfaitement contradictoires : d'un côté elles condamnent le clonage humain par transfert nucléaire et ne disent rien sur le clonage humain par division embryonnaire, de l'autre elles poussent à la mise en place d'expérimentations sur l'embryon.


Conclusion

                  Pour faire face à ce que j'ai appelé le " désapprentissage du jugement moral ",nous devons poser une série de problèmes de fond : d'où nous plaçons-nous pour savoir ce qu'est l'intérêt supérieur -ce qu'on appelle ici le respect de l'intégrité- d'une personne, d'une société, de l'espèce humaine, et de l'humanité ? Existe-t-il un sujet omniscient qui peut juger de ce qui est communément bon pour ces quatre organisations humaines ? Et, s'il n'existe pas, est-ce une illusion ou une résistance que de considérer qu'il est de notre devoir de le constituer ?

 

*Ce texte est la réécriture d'une conférence donnée dans le cadre de l'Observatoire International du droit de la bioéthique et de la sous-commission "Ethique médicale-Droits de l'Homme", présidée par Mme Laurence Azoux-Bacrie, avocat à la Cour, le 13 janvier 1999, à la Maison du barreau (Paris).





Notes

1. Protocole additionnel à la convention du Conseil de l'Europe pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine, portant interdiction du clonage d'êtres humains du 12 janvier 1998.
2. Résolution sur le clonage du 12 mars 1997.
3. Avis n°9 du 28 mai 1997 sur les aspects éthiques des techniques de clonage.
4. le 24 octobre 1997.
5. le 14 mai 1997.
6. le 14 mai 1997, puis lors de la Déclaration Universelle sur le Génome Humain et les Droits de l'Homme en Novembre 1997.
7. en juin 1997.
8. à la fin 1998.
9. en mai 1997.
10. en juillet 1997 .
11. en décembre 1998, deux chercheurs ont cloné et développé un embryon par transfert de noyau jusqu'au stade de 4 cellules, puis l'ont détruit.
12. Paris, Editions Odile Jacob.
13. Paris, Editions Robert Laffont.

 


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