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Sent: Monday, November 08, 2004 5:24 AM
Subject: [hermetisme2006] Circuit
LA MAGIE CHRETIENNE DE
LA RENAISSANCE
Par Patrick BOISTIER
D'après l'oeuvre de Frances A. Yates
(Professeur d'histoire de la Renaissance à l'université
de Londres, membre de l'Académie britannique, membre de la Société Royale
de Littérature, membre honoraire du Warburg Institute et du Lady Margaret
Hall à Oxford)
1 - Giordano Bruno et la Tradition Hermétique, 1964
2 -La Lumière des Rose-Croix, 1972
3 - La Philosophie occulte à l'époque élisabéthaine,
1979
Au XVème siècle, en Italie, les études grecques furent puissamment
encouragées par la venue, au concile chrétien de Florence, d'érudits
byzantins (parmi lesquels Gémiste Plétho). Ces érudits apportèrent dans
leurs bagages de nombreux manuscrits antiques qu'ils voulaient préserver de
l'avancée des Turcs vers Constantinople. *
Cet engouement occidental pour la philosophie grecque, que l'Eglise
romaine avait rejetée dans les ténèbres, suscita la création, par Cosme
de Médicis, d'une académie platonicienne que le célèbre banquier
florentin installa dans sa propre maison, Via Larga.
En 1460, alors que la quasi-totalité des oeuvres de Platon avait été
rassemblée, et que le prêtre-médecin Marsile Ficin, financé par Cosme,
s'apprêtait à les traduire, un manuscrit grec, provenant de Macédoine,
fut apporté à Florence par un moine. Le précieux manuscrit comportait
quatorze des quinze traités du Corpus Hermeticum (nom que l'on donne
maintenant à l'ensemble des dialogues philosophiques attribués à Hermès
Trismégiste, autrement dit Mercure " Trois fois Grand").
Les hommes du Moyen-Age et de la Renaissance étaient déjà
familiarisés avec Hermès, grâce à Lactance et saint Augustin, Pères de
l'Eglise qui avaient porté de l'intérêt à un texte hermétique intitulé
Asclépius ou Parole parfaite. Ces deux-là avaient décrit Herrnès-Mercure
comme un personnage véritable. Forts des témoignages de ces deux Pères,
les contemporains de Marsile Ficin crurent donc à l'extrême importance des
écrits hermétiques. L'équivoque persista près de deux siècles, donnant
naissance à la Magie hermético-cabalistique dont il est question dans
cette étude.
Pour Marsile Ficin et ses contemporains, Hermès avait été un prêtre
égyptien de la plus haute antiquité, qui avait écrit lui-même les
ouvrages qu'on venait de découvrir. En réalité, nous savons maintenant
que les Hermetica en question furent écrites entre le IIème et le IIIème
siècle de notre ère ; tous les spécialistes en conviennent depuis l'an
1614, date à laquelle Isaac Casaubon publia son De
rebus sacris..., ouvrage dans lequel l'erreur de datation fut mise en évidence
pour la première fois. Vers la fin de l'an 1462, Cosme de Médicis,
protecteur de Marsile Ficin, ordonna à celui-ci de traduire Hermès toute
affaire cessante. En avril 1463, la traduction était achevée... Ensuite
seulement, Ficin traduisit Platon.
***
Marsile Ficin avait été placé par Cosme à la présidence de son
académie platonicienne. Au nombre des personnalités que le cercle
accueillit, il faut citer le célèbre Jean Pic de La Mirandole.
Vivant dans le même milieu florentin, Pic de La Mirandole
(1463-1494), plus jeune que Ficin, mais intellectuellement précoce, devint
son disciple. A l'abri du cénacle mis à leur disposition par les Médicis,
ils se mirent tous deux à étudier la pensée hermétique, voyant dans
Platon l'un des derniers dépositaires de cette pensée... Nous savons
aujourd'hui que ce fut le platonisme - tout au contraire - qui, adopté au
christianisme, inspira l'hermétisme. Cependant, les deux hommes, de bonne
foi, découvrirent dans l'hermétisme une gnose liée à une organisation
astrologique du cosmos, ainsi qu'à l'existence supposée d'effluves se déversant
continuellement sur la Terre depuis les étoiles.
Toutes ces considérations poussèrent Marsile Ficin et Pic de La
Mirandole à s'intéresser de près à cette gnose magique. Or, on sait que,
depuis le Vème siècle de notre ère, dans l'Occident christianisé par les
empereurs Constantin et Théodose, la Magie était prohibée en tant que
pratique démoniaque. Le sujet était donc dangereux à aborder. Néanmoins,
en se fiant à un commentaire de Plotin tiré de l'Ennéade (IV/3, XI), les
deux hommes admirent que si de mauvais prêtres égyptiens avaient pu
recourir à une magie démoniaque, Hermès Trismégiste n'était pas du
nombre : son pouvoir lui venait seulement de sa compréhension du Monde et
de " l'Un qui est Tout ". Le Mage était donc celui qui parvenait
à joindre les choses d'en-haut aux choses d'en-bas.
Ils furent alors convaincus qu'il existait deux types de magie :
1 - la démoniaque, qui est maléfique, et qu'on doit rejeter;
2 - la naturelle, qui est utile et nécessaire au genre humain.
Pour Marsile Ficin - qui, prudemment, ne livra sa pensée que beaucoup
plus tard, en 1489, dans un traité de médecine intitulé Libri de Vita -
la magie naturelle et bienfaisante faisait appel à la notion d'un spiritus
mundi ( ou "esprit du monde ") en tant que canalisateur de
l'influence des astres... Pour capter ce spiritus mundi, Ficin préconisait
deux méthodes :
1 - la méthode sympathique, fondée sur les talismans ;
2 - la méthode incantatoire, fondée sur des hymnes et des
invocations.
Pour Marsile Ficin, la magie naturelle transmise par Hermès Trismégiste
était partie intégrante d'une tradition de sagesse se poursuivant en une
chaîne ininterrompue jusqu'à Platon. On peut citer, à travers les écrits
de Ficin, de nombreux témoignages soutenant que la théologie primordiale,
parallèle à la tradition hébraïque retenue par les chrétiens, avait été
révélée simultanément aux autres peuples, avec Zoroastre chez les Perses
et Hermès chez les Egyptiens, et qu'elle s'était développée ensuite dans
le monde païen avec Orphée, Aglaophème, Pythagore et Platon.
Cette idée d'une antique philosophie remise au goût du jour par
Marsile Ficin est désignée par les historiens modernes sous le nom de
" néoplatonisme de la Renaissance ".
Ficin prit toujours un soin extrême à présenter ce néoplatonisme
comme compatible avec le christianisme.
***
Pic de La Mirandole fut plus audacieux!
Dans cette atmosphère de néoplatonisme florentin, avec son fondement
hermétique, il ne fut pas difficile au jeune prodige " d'intégrer la
kabbale hébraïque que l'on croyait être une tradition de sagesse antique
provenant de Moïse, et qui en fait possède des éléments gnostiques que
les lettres de la Renaissance pouvaient assimuler au gnosticisme de type
hermétique ".
La kabbale à laquelle Pic de La Mirandole se référait était la
kabbale hébraïque, telle qu'elle s'était développée en Espagne avant et
jusqu'à l'expulsion des Juifs, en 1492. Mais il l'avait interprétée de
manière chrétienne, car il pensait que la " Cabale " confirmait
- par manipulation de lettres - la véracité de la notion de Jésus fils de
Jahvé, et, par implication, l'authenticité du christianisme.
Dans son Discours sur la Dignité de l'Homme, publié dès 1487, Pic
de La Mirandole avance tous les arguments principaux de la Magie: à savoir,
il y a deux magies, l'une est l'oeuvre des démons, l'autre est une
philosophie naturelle ; la bonne magie fonctionne par simpatia, " par
la connaissance des rapports naturels qui irriguent la nature tout entière,
des enchantements secrets grâce auxquels une chose sera attirée par une
autre ".
Cependant, à en croire Pic, la magie naturelle est faible et ne peut
conduire à un résultat efficace que si on lui adjoint la magie
cabalistique, c'est-à-dire, pour un chrétien, la magie angélique.
D'après ce que l'on sait, les cabalistes prétendaient savoir se
servir des noms secrets de Dieu et des anges, soit en les invoquant dans la
langue hébraïque, soit par des ordonnances secrètes de l'alphabet hébreu.
Les mauvais cabalistes invoquaient de la sorte les anges déchus ou les démons,
tandis que les bons invoquaient les anges fidèles à Dieu. La magie
naturelle de Marsile Ficin ne se servait que des causes intermédiaires, les
étoiles. Avec Pic de La Mirandole, la magie cabalistique accède au monde
supra céleste des pouvoirs divins et angéliques , elle est donc en mesure
de réaliser des oeuvres qui sont hors de portée de toute magie naturelle.
* * *
En 1517 (année marquée par le début de la Réforme luthérienne en
Allemagne), l'Allemand Johannes Reuchlin publia son De arte cabalistica,
premier traité complet sur la Cabale écrit par un chrétien. Stimulé par
la publication à Venise, en 1509, de l'oeuvre de Fra Luca Pacioli, De
Divina Proportione, Reuchlin, dans son De arte, fait allusion à la
conception pythagoro-platonicienne des nombres et des proportions, telle que
l'architecte romain Vitruve l'avait transmise à la postérité. Reuchlin
appuyait ainsi la conviction de Pic de La Mirandole, émise dans ses
Conclusions mathématiques, selon laquelle " Par les nombres, nous
avons un moyen de recherche et de compréhension de toute chose capable d'être
connue ! ". Ainsi, la numérologie pythagoro-platonicienne, renforçant
la Cabale, favorisait une approche mathématique du Monde.
Autre héritier des spéculations de Luca Pacioli, le célèbre
artiste allemand Albrecht Dürer, après un séjour en Italie (de 1505 à
1507), devint le chef de file septentrional de la théorie mathématique de
la "Divine Proportion" basée sur l'harmonie du macrocosme et du
microcosme. Dürer interpréta en termes géométriques subtils les
proportions du corps humain en relations avec les lois gouvernant le cosmos,
telles que ces dernières furent établies, selon lui, par celui que les
moines-constructeurs du Moyen-Age appelaient déjà "l'Architecte de
l'Univers ". Dürer considérait l'art comme une puissance, et
l'essence du pouvoir esthétique se trouvait dans les nombres et la géométrie
(la traduction française de son ouvrage intitulé De la proportion de
l'homme date de 1561).
Mais il appartint au franciscain Francesco Giorgi, de Venise, d'intégrer
pleinement à la philosophie hermético-cabalistique de la Renaissance la
tradition pythagoro-platonicienne de l'harmonie du Monde et de l'Homme. Pour
Giorgi, cette harmonie tirée de la théorie architectonique de Vitruve,
avait une signification religieuse reliée au temple de Salomon. Le
fondement de la conception du Monde de Giorgi était le nombre, car il
pensait que l'Univers était construit " par son Architecte comme un
Temple parfaitement proportionné, en conformité avec les lois inaltérables
de la géométrie cosmique ". Ses principaux ouvrages publiés furent
le De harmonia mundi (première édition en 1522) et le Problemata (1536).
Avec Giorgi, l'amalgame éthico-religietix de la Renaissance prit une
nette orientation chrétienne particulièrement sensible dans la dernière
partie du De harmonia mundi.
* * *
La grande synthèse de la Magie chrétienne fut finalement réalisée
par le protestant allemand Henry Cornelius Agrippa (1486-1534).
La première version de son De occulta philosophie remonte à 1509 -
15 0 , mais l'ouvrage, continuellement remanié, ne fut publié qu'en 1533.
Dans les deux premiers chapitres du De occulta philosophie, Agrippa
expose les grandes lignes de sa pensée... L'Univers est divisé en trois
mondes: le monde élémentaire, le monde céleste et le monde intellectuel.
" Chacun des mondes reçoit les influences de celui placé au-dessus de
lui ; pour qu'ainsi la vertu du Créateur descende par l'intermédiaire des
anges dans le monde intellectuel, par les étoiles dans le monde céleste,
et de là, par les éléments et par toutes choses qui en sont composées,
dans le monde terrestre ".
En accord avec cette conception, l'oeuvre d'Agrippa est divisée en
trois livres. Le premier livre porte sur la magie blanche, ou magie "ficinienne"
dans le monde élémentaire ; il apprend à agencer les substances en accord
avec les attraits occultes qui existent entre elles, afin de pouvoir
effectuer les opérations de magie blanche. Le second livre traite de la
magie céleste, ou comment attirer et utiliser l'ascendant des étoiles.
Agrippa appelle ce genre d'opérations "magie mathématique", car
elles dépendent des nombres. Le troisième livre concerne la magie rituelle
ou la magie dirigée vers le monde supra céleste des esprits angéliques,
derrière lequel se trouve l'opifex unique ou le Créateur lui-même . Cette
magie rituelle dépend - selon Agrippa - de la manipulation des lettres hébraïques,
ayant chacune une valeur numérique.
Cornelius Agrippa voyagea beaucoup. Il eut de nombreux contacts avec
les adeptes de la Magie ; et on trouve dans son oeuvre les influences
incontestables de Marsile Ficin, de Pic de La Mirandole et de Johannes
Reuchlin, mais aussi celle de l'humaniste hollandais Erasme. Avec Cornelius
Agrippa, " le magicien appararaît alors comme un " érasmien
" de la religion réformée, associant un humanisme de la pré-Réforme
à une tentative de fournir une philosophie "puissante" pour
accompagner la réforme évangélique ".
* * *
Passons maintenant en Angleterre :
Le philosophe caractéristique de la Magie de la Renaissance y fut
John Dee (1527-1608). Le personnage fit irruption dans le monde de
l'occultisme en 1558, par la publication de ses Aphorismes, ouvrage qui
servit d'introduction à une oeuvre ultérieure, le Monas hieroglyphica,
publié en 1564. Ce dernier ouvrage porte pour titre le nom d'un curieux
diagramme astrologique qui, d'après certains érudits (C. H. Josten),
" peut être expliqué mathématiquement, de manière cabalistique, et
par anagogie " . Le texte explicatif de John Dee est obscur, et laisse
le lecteur dans l'expectative.
Beaucoup plus compréhensive est sa Préface à la traduction anglaise
des Eléments de géométrie d'Euclide, faite par Henry Billingsley, et
publiée en 1570. Cette Préface de John Dee débute par une invocation au
"Divin Platon", et cite les trois mondes d'Henry Cornelius
Agrippa. L'intérêt porté aux nombres comme étant la clef de l'Univers -
déjà apparente chez Reuchlin dans son association significative du
pythagorisme et de la Cabale " est mis en avant par Dee dans une
direction encore plus intensément mathématique. La Préface contient de
nombreuses citations de Vitruve, et Dee se conforme à son enseignement
lorsqu'il pense que l'architecture est la reine des sciences et celle à
laquelle se rattachent toutes les autres disciplines mathématiques ".
Bien que le seul cabaliste qu'il mentionne soit Cornelius Agrippa, il ne
fait aucun doute que, pour la théorie des proportions, Dee se réfère à
l'artiste et au théoricien allemand Albrecht Dürer.
Un autre aspect très important de la pensée de John Dee était sa
croyance en l'alchimie, autre art hermétique. Les études poursuivies avec
son collaborateur Edward Kelly incluaient non seulement la magie des anges,
mais aussi, et avant tout, l'alchimie. Son associé Kelly était un
alchimiste notoire, et était supposé, selon la rumeur, avoir réussi à
effectuer des transmutations et à faire de l'or. La cabale pratique et
l'alchimie pratique semblaient donc aller de pair dans l'association
Dee-Kelly.
Cabaliste chrétien, John Dee avait - comme Cornelius Agrippa - une
certaine inclinaison pour l'évangélisme et la réforme "érasmienne".
De 1583 à 1589, John Dee quitta l'Angleterre pour le Continent. Il
demeura plusieurs années en Bohème, dans une famille noble dont les
membres s'intéressaient à l'alchimie et aux autres sciences occultes. Un
observateur de Prague a écrit que le "Docteur Dee" y avait prédit
qu'une réforme miraculeuse allait bientôt se produire dans le monde chrétien.
Il ne parlait évidemment pas de la Réforme luthérienne qui avait commencé
en 1517. Mais on sait que les célèbres Manifestes de la Rose-Croix furent
publiés quelques temps après, en 1614, 1615, et en 1616, par un cercle
restreint de luthériens de Tübingen (en Allemagne). Or, il a été démontré
que ces Manifestes étaient fortement influencés par la philosophie de John
Dee, et que l'un deux - Les Noces chimiques de Christian Rosencreutz, écrit
par Jean-Valentin Andréa - contenait une version du Monas hieroglyphica .
Les Manifestes de la Rose-Croix faisaient eux aussi appel à une réforme
universelle par la Magie, la Cabale et l'Alchimie.
* * *
L'un des derniers défenseurs de la Magie chrétienne de la
Renaissance fut Robert Fludd (1574-1637).
Après lecture des Manifestes Rose-Croix, le moyen normal de prendre
contact avec les Frères " invisibles " était de publier des
textes s'adressant à eux ou exprimant de l'admiration à leur égard.
Robert Fludd a donc commencé sa carrière rosicrucienne en publiant deux
oeuvres exprimant son admiration pour les Frères Rose-Croix et les buts
indiqués dans les Manifestes :
- En 1616, Apologia Compendiaria Fraternitatem de Rosae Cruce
suspicionis et infamiae maculis aspersam, veritatis quasi Fluctibus abluens
et abstergens (Apologie succincte de la Fraternité de la Rose-Croix, aspergée
par la fange de la suspicion et de l'infamie, mais maintenant lavée par les
eaux de la vérité).
- En 1617, Tractatus Apologeticus Integritatem Societatis des Rosea
Cruce (Traité Apologétique pour la Société de la Rose-Croix ").
Notons que ces deux petits traités, en latin, furent édités par
Godfrey Basson, à Leyde en Hollande. Pour Robert Fludd comme pour ses prédécesseurs,
il y a deux sortes de magie: l'une bienfaisante, l'autre néfaste à
l'homme. Les Frères Rose-Croix ne s'adonnent qu'à la bonne magie, mathématique
et mécanique, ainsi que cabalistique (celle qui enseigne comment invoquer
les noms sacrés des anges). Passant en revue les arts et les sciences, en
soulignant qu'il faut les améliorer, Fludd établit la liste des arts mathématiques
: la géométrie, la musique, l'art militaire, l'arithmétique, l'algèbre,
l'optique... " La plaidoirie de Fludd pour la réforme des sciences a
un son baconien et peut avoir été en partie influencée par The
Advancement of Learning (1605). Mais l'accent mis sur les mathématiques et
l'invocation des anges est dans la ligne de Dee, et c'est son type de
programme intellectuel que Fludd discerne dans les Manifestes rosicruciens
" (F. Yates).
Quelques années plus tard, Robert Fludd prétendit qu'il n'avait reçu
aucune réponse des Frères Rose-Croix, bien qu'à son avis leur "Pansophie
ou connaissance universelle de la Nature" fut assez semblable à sa
propre philosophie.
Puis, fut publié le monumental Utriusque Cosmi Historia, traité en
deux parties Histoire du Macrocosme ( 1617-1618) ; Histoire du Microcosme
(1619). Encore une fois Frances Yates nous confirme que " L'Histoire
des deux Mondes, de Fludd, est une présentation générale de la Magie et
de la Cabale de la Renaissance, avec addition d'éléments tirés de
l'alchimie paracelsiste et des développements introduits par John Dee dans
ces traditions [... ] La philosophie de Fludd était vraiment une
philosophie rosicrucienne, c'est-à-dire une remise à jour de la
philosophie de la Renaissance ".
* * *
Robert Fludd et les Rose-Croix représentaient bien la Magie chrétienne
de la Renaissance, telle qu'elle avait été conçue par Ficin, avec toutes
ses ramifications cabalistiques ou autres.
La première critique de ce mouvement fut menée dès le début du
XVIIème siècle par le Français Marin Mersenne " un chrétien des
plus pieux, doublé d'un enquêteur scientifique acharné, ami de Descartes
et de Gassendi, et admirateur de Galilée ".
En 1630, Mersenne accusa Fludd (accusation parfaitement justifiée) de
donner aux écrits du "pseudo-Trismégiste" la même autorité que
celle des Ecritures, alors que ces écrits n'avaient plus aucune valeur
depuis que Casaubon les avait démasqués et datés du IIème siècle de
notre ère. Avec les révélations d'Isaac Casaubon, toute la tradition de
l'hermétisme de la Renaissance toucha à son terme... Toutefois, même sans
Hermès, les pseudo-sciences de l'occultisme que sont la Magie,
l'Astrologie, la Cabale et l'Alchimie, avaient encore de beaux jours devant
elles!
Néanmoins, le rationalisme scientifique commençait à montrer le
bout de son nez. De toutes les controverses suscitées par Fludd, la plus célèbre
l'opposa à Johannes Képler... " Dans un appendice à sa grande
oeuvre, l'Harmonia Mundi, Libri V (1619), Képler s'attaqua à Fludd ;
celui-ci répliqua dans un traité inséré dans le deuxième volume (1621 )
de son Utriusque cosmi.… historia. Képler répondit par une Apologia
(1622) à laquelle Fludd riposta une fois de plus dans son Monochordum Mundi
(1622). Le puissant mathématicien qui découvrit les orbites elliptiques
des planètes n'avait en aucune façon échappé aux influences de la
Renaissance dans sa perspective générale. Son héliocentrisme avait un
arrière-plan mystique ; il accueillit dans l'extase sa grande découverte
sur les orbites planétaires comme la confirmation de la musique des sphères,
et on trouve, dans ses théories, des survivances de l'animisme. Cependant,
Képler avait une perception extrêmement nette de la différence entre les
authentiques mathématiques, fondées sur les mesures quantitatives, et
l'approche mystique, "pythagoricienne" ou "hermétique"
des nombres. Il vit clairement que la différence essentielle entre lui-même
et Fludd résidait dans leur approche divergente des nombres, la science étant
mathématique et quantitative, tandis que celle de Fludd était
pythagoricienne et hermétique. Les analyses magistrales que Képler rit de
ces différences dans ses réponses à Fludd mirent pour la première fois
en lumière ce problème et rendirent un grand service aux mathématiques
authentiques en les libérant pour la première fois des accumulations séculaires
de la numérologie ".
Pour finir, il nous faut souligner une anecdote qui, bien que
d'apparence anodine, marque peut-être un grand tournant de l'Histoire : le
passage de la magico-science à la science expérimentale des temps
modernes. L'anecdote met en opposition la Rose-Croix et la Royal Society
anglaise (créée officiellement à Londres, en 1662).
De 1648 à 1659, à l'époque où la Royal Society n'existait encore
que sous la forme d'un" Collège Invisible", ses membres se réunissaient
à Oxford, au Wadham Collège, dans la classe du Docteur John Wilkins (plus
tard évêque de Chester).
En 1648, John Wilkins fit paraître un livre,
Mathematicall Magick , dans lequel il cite la Fama Fraternitatis des
Rose-Croix en tant que manifeste précurseur du mouvement oxfordien. Le fond
de cet ouvrage est largement basé sur le chapitre traitant de la mécanique
dans l'Utriusque Cosmi Historia de Robert Fludd (1619), ainsi que sur les
mathématiques "vitruviennes" de la Préface à Euclide de John
Dee (1570). " Wilkins - nous dit F. Yates - ne cache pas sa dette
envers Dee et Fludd, et les cite souvent l'un et l'autre. Il fait preuve
dans ce livre d'un très grand intérêt pour les automates, les statues
parlantes, etc., fabriqués grâce à la magie mécanique [... ] Dans ce
livre, Wilkins... ne séparait pas la science de Bacon de la tradition
Fludd-Dee... [et] Cornelius Agrippa ".
En 1652, sous le pseudonyme d' "Eugenius Philalethe", Thomas
Vaughan (protégé par Sir Robert Moray) publiait, ses traductions anglaises
de la Fama et de la Confessio, rendant ainsi les Manifestes de la Rose-Croix
accessibles à un plus large public.
La diffusion publique de ces Manifestes incita un puritain dévot,
John Webster, à publier en 1654 son Academiarum Examen, dans lequel il réclame
que " la philosophie d'Hermès, ressuscitée par l'école paracelsiste
", soit enseignée dans les universités. Il esquisse la nomenclature
des sciences mathématiques abordées par " cet expert et érudit, le
Docteur John Dee dans sa préface à Euclide ", et vante les "
excellentes admirables et profitables expériences " que l'on peut en
tirer. Il se réfère aussi au " très érudit Docteur Fludd " et
- nous dit F. Yates - " laisse l'impression que si de tels auteurs étaient
enseignés dans les universités (c'est-à-dire un amalgame de la pensée de
Paracelse, d'Agrippa et de la tendance magico-scientifique de la
Renaissance) les "arcanes et les magnalia de la Nature " préconisés
par Francis Bacon atteindraient la perfection ". Mais Webster se
trompe, car - ajoute F. Yates - " Webster ignore le fait que Bacon a
catégoriquement pris position contre la philosophie des paracelsistes et
semble avoir l'impression que Bacon peut être concilié avec ces derniers.
Il paraît aussi négliger l'omission des mathématiques de Dee dans
l'oeuvre de Bacon ".
La même année (1652), la réplique vint de Seth Ward, membre du
"Collège Invisible", dans son Vindiciae Academiarum. La critique
de Ward est très sévère à l'encontre de Webster, lui reprochant d'avoir
assimilé Bacon à Fludd: " Il n'y a pas au monde de voies plus opposées
que celles de Lord Verulam [F. Bacon] et du Docteur Fludd, l'une étant basée
sur l'expérience et l'autre sur des raisons mystiques idéales ". Seth
Ward se montre choqué par le " Discours hypocrite de Webster sur le
langage de la Nature dans lequel il donne son assentiment à la très
illustre Fraternité des rosicruciens "... A travers Webster, n'était-ce
pas à son collègue John Wilkins, partisan d'une certaine "magie mathématique",
que Seth Ward s'adressait ?
Son langage, contredisant celui de Wilkins, n'impliquait-il pas une
nouvelle prise de position de la part de certains philosophes naturalistes
du Collège Invisible, les dits philosophes voulant se départir autant que
possible de l'imputation de magiciens ?
A cette fin, ils débarassèrent leurs travaux de toute référence à
la Préface à Euclide de John Dee , ainsi qu'à la tradition
magico-alchimiste de celui qu'ils désignèrent comme un "puritain
hypocrite" ou "un triste moine". Parallèlement, ils
intensifièrent leur interprétation de la pensée baconienne et reconnurent
en Francis Bacon le maïtre de la " philosophie expérimentale ".
En 1662, la société du "Collège Invisible" prit le nom de
Royal Society of London.. En 1667, dans l'ouvrage que lui consacra Thomas
Sprat, l'auteur ajouta cette précision significative : For the advancement
of experimental philosophy . Cependant, la Royal Society allait bientôt
laisser loin en arrière "l'expérience baconienne", car la
seconde généraion de ses membres fut dominée par l'extraordinaire figure
d'Isaac Newton. Celui qui fut l'un des plus grand génie de la science de
mathématiques devint président de la Royal Society en 1703, à l'aube du
siècle des "Lumières".
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