texte original de Turing section
5
traduction
Patrice Blanchard
5. Universalité des ordinateurs
Les ordinateurs considérés dans la section
ci-dessus peuvent être classés parmi les «machines à états
discrets ». Ce sont des machines qui passent par bonds soudains d'un
état parfaitement défini à un autre. Ces états sont
suffisamment différents pour que toute possibilité de confusion
entre eux soit négligeable. A strictement parler, il n'existe
pas de telles machines. En réalité, tout bouge de manière
continue. Mais il y a de nombreux types de machines qu'il vaut mieux consi-
dérer comme des machines à états discrets. Par
exemple, si l'on considère les interrupteurs d'un éclairage,
c'est une fic- tion commode de dire que chaque interrupteur doit être
nette- ment ouvert ou nettement fermé. Il doit bien y avoir
des posi- tions intermédiaires, mais dans la plupart des cas nou pouvons l'oublier. Comme exemple d'une machine à états
discrets, nous pourrions envisager une roue qui
tourne d'un cran de 120° une fois par seconde, mais qui peut être arrêtée
à l'aide d'un levier manipulé de l'extérieur; de
plus, une lampe s'allume dans l'une des positions de la roue.
Cette machine pourrait, dans l'abstrait, être décrite
comme suit: l'état interne de la machine (qui est décrit par la
position de la roue) peut être qI. q2 ou q3. Il Y a un signal
d'entrée io ou il (position du levier). L'état interne est déterminé
à tout moment par le dernier état et le signal d'entrée,
suivant le tableau ci-dessous:
|
|
|
|
Demier état |
|
|
|
|
ql |
q2 |
q3 |
Entrée |
io |
|
q2 |
q3 |
ql |
|
il |
|
ql |
q2 |
q3 |
Les signaux de sortie, la seule indication externe
visible de l'état interne (la lumière), sont décrits par le
tableau:
État |
|
ql |
q2 |
q3 |
|
Sortie |
|
00 |
00 |
01 |
|
Cet exemple est typique des machines à états
discrets. Elles peuvent être décrites par de telles tables, pourvu
qu'elles aient seulement un nombre fini d'états possibles. II
apparaîtra que, à partir d'un état initial donné de la machine et
de signaux d'entrée, il est toujours possible de prédire tous
les états futurs. Cela nous rappelle les vues de Laplace selon
lesquelles à partir de l'état complet de l'Univers à un
moment donné, avec la description de la position et de la vitesse de
toutes les particules, il serait possible de prédire tous les
états futurs. La prédiction que nous envisageons est, cependant, relativement plus effective que celle que Laplace considère. Le
système de 1'« Univers dans sa totalité» est tel que des
erreurs absolument minimes dans les conditions initiales peuvent avoir
un effet démesuré dans le futur. Le déplacement d'un seul
électron d'un milliardième de centimètre à un moment donné
peut faire qu'un homme sera tué par une avalanche un an plus
tard, ou en réchappera. Une des propriétés essentielles des
systèmes mécaniques que nous avons appelés «machines à états discrets» est que ce phénomène ne se produit pas. Même
quand nous considérons des machines matériellement réelles
au lieu de machines idéales, une connaissance
raisonnablement exacte de l'état de la machine à un moment donné
entraîne une connaissance exacte de son état à un moment ultérieur
donné.
Comme nous l'avons mentionné, les ordinateurs sont classés parmi les machines à états discrets. Mais le
nombre d'états dont une telle machine est capable est habituellement
extrêmement grand. Par exemple, le nombre d'états pour la machine qui fonctionne maintenant à Manchester est
à peu près de 2165000, c'est-à-dire à peu près 1050000.
Comparez cela avec notre exemple de la roue décrite ci-dessus, qui
avait trois états. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi
le nombre d'états doit être si important. L'ordinateur
comporte une mémoire correspondant au papier utilisé par un
calculateur humain. Il doit être possible d'inscrire dans la mémoire chacune des combinaisons de symboles qui peuvent être
écrites sur le papier. Pour la simplicité, supposons que
seuls les chiffres de 0 à 9 sont utilisés comme symboles. Les différences d'écriture ne sont pas prises en compte.
Supposons que le calculateur ait 100 feuilles de papier ayant
chacune 50 lignes pouvant contenir chacune 30 chiffres. Alors
le nombre d'états est de: 101OOx50X30, c'est-à-dire
10150000• C'est à peu près le nombre d'états de trois machines de
Manchester. Le logarithme de base 2 du nombre d'états est
habituellement appelé «capacité de mémoire» de la machine.
Ainsi, la machine de Manchester a une capacité de mémoire d'à
peu près 165000, et la machine à roue de notre exemple
d'à peu près 1,6. Si l'on met deux machines ensemble, il
faut additionner leurs capacités pour obtenir la capacité de
la machine ainsi obtenue. Cela rend possibles des affirmations
comme: « La machine de Manchester contient 64 pistes magnétiques, chacune avec une capacité de 2 560, 8 tubes électroniques
avec une capacité de 1 280. Diverses mémoires
totalisant à peu près 300, cela fait un total de 174 880. »
Si l'on dispose de la table correspondant à une
machine à états discrets, il est possible de prédire ce
qu'elle fera. Il n'y a aucune raison pour que ce calcul ne puisse pas être
exécuté au moyen d'un ordinateur. Pourvu qu'il puisse être exécuté suf fisamment rapidement, l'ordinateur pourrait imiter
ainsi le comportement de n'importe quelle machine à états
discrets. Le jeu de l'imitation pourrait donc se jouer entre la
machine en question (en tant que B), l'ordinateur qui l'imite
(en tant que A); l'interrogateur serait incapable de les
distinguer. L'ordinateur doit bien sûr avoir une capacité adéquate
ainsi qu'une vitesse de travail suffisamment grande. De
plus, il doit être re-programmé pour chaque nouvelle machine que
nous désirons lui faire imiter.
On décrit cette propriété particulière des
ordinateurs (qu'ils puissent imiter n'importe quelle machine discrète)
en disant que ce sont des machines universelles. L'existence de
machines possédant cette propriété entraîne la
conséquence importante, en dehors de toute considération de
vitesse, qu'il est inutile de concevoir différentes nouvelles
machines pour réaliser différentes opérations de calcul. Elles
peuvent être effectuées à l'aide d'un seul ordinateur,
convenablement pro grammé pour chaque cas. On verra qu'en conséquence
tous les ordinateurs sont en un sens équivalents.
Nous pouvons maintenant envisager de nouveau le pro
blème soulevé à la fin de la section 3. Il a été
suggéré à titre d'expérience que la question «Les machines
peuvent-elles penser? » devrait être remplacée par : «Peut-on
imaginer des ordinateurs qui fassent bonne figure dans le jeu de
l'imitation? » Si nous le souhaitons, nous pouvons rendre
cette ques tion superficiellement plus générale et demander:
«y a-t-il des machines à états discrets qui puissent y faire
bonne figure?» Mais, eu égard à la propriété
d'universalité, nous voyons que chacune de ces deux questions est équivalente
à celle-ci: « Fixons notre attention sur un ordinateur
particulier O. Est-il vrai que, en modifiant cet ordinateur pour
avoir une capacité de mémoire adéquate, en accroissant de
manière satisfaisante sa vitesse de travail, et en lui
fournissant un pro gramme approprié, on peut faire jouer à
O le rôle
de A dans le jeu de l'imitation, le rôle de B étant tenu par un
homme? »
section précédente ---
section suivante
|