999 Demeure du Chaos - 999 Propaganda
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Pour commencer, j'aimerais que vous me racontiez votre rencontre…
Comment vous êtes-vous croisés, par quel intermédiaire ?
Lukas Zpira. - Au départ, j'ai entendu parler de la Demeure par la
presse et les médias, comme tout le monde. La connexion s'est faite par
l'intermédiaire de Marquis, du studio de tatouage et de piercing Marquis
Body Art à Lyon, qui m'avait parlé du procès en appel de la Demeure.
Nous avons donc décidé, Satomi et moi, d'aller au tribunal pour assister
au procès. Ce n'est pas dans nos habitudes, mais il nous semblait
important d'y être. Et c'est là qu'a eu lieu notre première rencontre,
assez brève, avec Thierry. D'autres contacts ont eu lieu, toujours au
travers de Marquis. Puis l'idée a germé de faire quelque chose ensemble
lorsque le Bunker, qui n'existait pas encore, arriverait. Thierry nous
l'avait présenté comme un lieu où il pourrait se passer des choses.
C'est ainsi que s'est construite l'idée de notre première performance à
la Demeure du Chaos.
Thierry Ehrmann. - En effet, il y a eu ce premier contact par
l'intermédiaire de Marquis. En parallèle, je suis passé par le site de
Lukas sur lequel j'ai vu un texte d'Hakim Bey qui m'a fortement marqué.
Hakim Bey, c'est un travail de fond sur la stratégie du chaos subversif.
D'ailleurs, Lukas, pour être bien d'accord, on va reprendre ce texte.
(Thierry tape l'adresse de Body-Art.net sur son ordinateur) C'est là que
je me suis dit qu'il y avait vraiment quelque chose à faire. (Citant le
texte) « Nous continuerons nos travaux dans l'édition, la presse, la
radio, la musique. En privé, nous créerons autre chose, quelque chose à
partager librement et pas à consommer passivement. Quelque chose qui peut
et doit être débattu librement, sans jamais être compris des agents de
l'aliénation, quelque chose qui n'a aucune valeur marchande, et
néanmoins précieux, quelque chose d'occulte et pourtant de parfaitement
intégré dans nos vies quotidiennes. »
Ça fait maintenant quinze ans que je travaille sur l'état
de disparition, sur la logique de zone d'autonomie temporaire formulée
par Hakim Bey, entre autres. Et je me suis dit qu'il y avait là
quelque chose de l'ordre du sensible. Sachant que nous sommes au début de
ce XXIème siècle, quelque chose de somptueux et tragique à la fois. Mon
autre casquette de président du groupe Serveur et d'Artprice m'a permis
de comprendre que les frontières sont franchement tranchées jusque dans
le champ de l'art actuel et qu'il est nécessaire d'aller jusque dans ces
interstices, ces frontières limites, ces états tampons. Et c'est ce que
Lukas représente… La mutation, au sens le plus fort du terme. Les
choses se sont peu à peu mises en place, avec d'ailleurs beaucoup de
pudeur. Nos relations sont complexes. J'ai dit sur mon blog qu'il faudrait
mille ans pour décrire Lukas.
Nous parlions hier soir du ronin. Le
ronin, c'est un parcours solitaire qui sous-entend une rupture consentie
par les deux parties, tant par le maître que par celui qui s'en
éloigne afin d'accéder à une voie ascétique. Je pense que nous sommes
tous les trois des ronins. Même si nous aspirons à une famille, à un
cercle, à un clan, il y a quelque chose en nous du ronin.
L.Z. - C'est intéressant que Thierry ait souligné le texte d'Hakim
Bey. Je ne l'avais pas relu depuis longtemps et c'est vrai qu'il colle
bien à l'esprit de la Demeure. Au départ, je suis venu ici à tâtons,
du bout des doigts, sans savoir trop à quoi m'attendre. Je n'avais pas
envie que ma démarche puisse être perçue comme arriviste, d'arriver
comme en terrain conquis. Les choses se sont faites petit à petit. Dans
un premier temps, on a appris à se comprendre. Puis d'un seul coup, ce
lieu nous est apparu comme un laboratoire, un endroit où, pour la
première fois, nous pouvions expérimenter sans crainte, avec la
possibilité d'avancer tranquillement, sans contrainte. Par exemple, nos
deux performances les plus importantes ont été expérimentées ici. Ça
faisait longtemps qu'elles étaient conceptualisées, mais nous n'avions
jamais pu les réaliser.
T.E. - Finalement, tout ça est l'aboutissement d'une lutte démarrée
dans les années 80 qui comprend deux voies : l'une exogène, l'autre
endogène. La voie exogène est celle de la lutte par l'extérieur, contre
l'Etat, contre le système. Et à côté, une lutte intérieure plus
subtile, comme une cinquième colonne. C'est cette voie endogène que nous
avons privilégiée avec la Demeure. Du point de vue de l'acte conceptuel,
la Demeure est apparue le 09 décembre 1999, mais c'est la suite de
vingt-cinq ans d'une guerre continuelle, d'expériences vécues : l'exil,
l'incarcération, la guerre, les conflits, les ruines, les empires. Tout
ce que l'on a conçu et créé. Et la Demeure est devenue un incarnat,
particulièrement après le 11 septembre.
Nous avons une vision très géopolitique du monde. C'est un peu Mc
Luhan en version « glocale », globale et locale à la fois. Je pense que
nous vivons, pour paraphraser Reiser, un siècle merveilleux. On vit une
époque formidable. Et ce soir, je suis heureux car je pense que nous
sommes aux portes du chaos. J'attends, pratiquement comme un gosse,
frénétiquement, un baril de Brent à cent dollars. J'attends que le
vieux monde bascule. Notre Occident est broyé parce que trop aseptisé.
Lukas a réalisé une performance intitulée Seuls les mieux adaptés
survivront. C'est exactement ça. La Demeure, c'est un curieux système
qui se trouve lui-même au cœur du système étatique. C'est ce que m'a
dit un jour un préfet : « Vous êtes un Etat dans l'Etat. »
Nous croyons aussi au vieux continent, à une paix perpétuelle
kantienne contre une Amérique de Clausewitz. Je crois que l'économie est
la continuité naturelle de la guerre, mais qu'on peut aussi trouver une
paix perpétuelle au travers d'un regard kantien. Et je pense aussi qu'à
travers le champ de l'art, il y a tous les possibles. Mais il faut
replonger dans l'histoire
de l'art. Redécouvrir le pouvoir de l'art ? J'en parlais pas plus
tard que tout à l'heure avec une commissaire d'exposition. Les gens ont
tout simplement oublié que l'art est le pouvoir suprême, bien au-delà
du pouvoir politique. C'est un pouvoir qui se substitue au pouvoir
temporel, qui se situe entre le temporel et le spirituel. Et la Demeure,
en fin de compte, c'est une liturgie. Elle n'a pas la pudeur de prétendre
se situer dans un champ conventionnel. La Demeure est en dehors du champ.
C'est presque une nouvelle religion, au sens de la révélation, au sens
de l'acte, au sens du clergé. Et c'est en même temps une machine de
guerre, une machine empruntée aux dadaïstes : Propaganda.
Revenons à la genèse de la Demeure. Avec Lukas, nous nous connaissons
depuis près d'une dizaine d'années, nous connaissons nos antécédents
et notre cheminement jusqu'à nos réflexions actuelles. Il y a eu quelque
chose d'important dans nos vies : le mouvement punk. Dans ton cas, quels
furent les accidents culturels, intellectuels… les déclencheurs ?
T.E. - Le punk, justement… cela va de soi. Comme je le disais plus
tôt, notre lutte a démarré dans les années 80, avec déjà une
réflexion sur notre positionnement. Doit-on se trouver à l'intérieur ou
à l'extérieur du système pour mieux le combattre ? Ça a aussi été de
voyager à travers le monde et d'avoir des accidents de vie. J'ai testé
un accident de vie intéressant, celui de l'effacement, en décidant dans
les années 80 d'intégrer le régime des grands incapables majeurs et
donc d'arriver à l'effacement suprême, celui d'être rayé en marge de
l'état-civil, comme le prévoit la disposition des textes français. Le
régime des grands incapables majeurs, notamment la tutelle, c'est la
légion d'honneur des psychotiques. Cet effacement de l'état-civil est
important pour moi, n'avoir une existence qu'à travers la convention de
Nagano qui reconnaît ou non les incapacités du pays d'où tu viens.
L'autre fois, j'avais un pseudo-alternatif qui faisait la grande gueule
devant nous à l'occasion d'une performance, mais je pense que la
subversion, l'entrisme et la guerre sont des arts suprêmes. C'est une
religion que l'on ne pratique pas en étant uniquement grande gueule face
à un car de CRS. Donc rentrer dans le monde de la folie… En même
temps, j'avais expérimenté cette folie en rentrant en maçonnerie en
1985 et idem, j'avais été jugé par un tribunal maçonnique. Fait
extraordinaire : ils n'avaient pas réuni le tribunal depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, pour des affaires de collaboration. Un incapable
majeur sous le régime des tutelles pouvait-il être franc-maçon ?
Sachant qu'à la base un franc-maçon est un homme libre dans une loge
libre, pour autant qu'il est de bonnes mœurs et républicain… Est-ce
que être fou, c'est être de bonnes mœurs ? Le tribunal maçonnique,
après un délibéré très exceptionnel, déclara que j'étais condamné
à la voie sèche. Cette voie sèche était superbe. Elle me condamnait à
errer, les yeux brûlés par la lumière. La voie sèche est ni plus ni
moins l'illumination, à l'inverse de la voie humide, qui est une voie
lente et pénétrante. Ce fut une bénédiction, qui m'a permis d'aboutir
entre autres à un incarnat comme la Demeure du Chaos. La Demeure du Chaos
n'est que l'extrémité d'une période de lutte constante sur tous les
champs.
Et puis il y a eu la découverte de l'Internet. Nous avons commencé en
1985, nous étions les premiers en France. Nous avons été le premier
fournisseur d'accès en 1987, avant Calvacom qui est arrivé fin 87
ou début 88. Car l'Internet était vraiment pour nous cette métaphore du
divin, si ce n'est le divin lui-même. Et là, vraiment, nous avons
réalisé qu'il était possible de laminer quatre siècles d'histoire
industrielle. Que c'était une manière de modifier radicalement la
relation au pouvoir, la relation à l'argent. Internet, c'est une culture
très complexe. C'est le seul média de masse dont on peut dire
aujourd'hui que les pionniers sont encore là. Généralement, il y a
contradiction. Dès qu'un média devient un média de masse, la culture
des pionniers est éteinte, soit avec un chèque, soit avec un coup de
pompe au cul. Avec Internet, c'est le contraire. La culture des pionniers
continue plus que jamais. Donc pour nous, il y avait quelque chose à
faire dans cet Internet qui est le fils naturel de Proudhon et de
Bakounine. Comme je l'ai dit à l'occasion de mon portrait dans la
rubrique Horizons dans Le Monde, j'ai reculé mon suicide de dix ans.
D'ailleurs, il y a toujours une bande de connards pour faire remarquer que
les dix ans sont maintenant passés. Malheureusement pour eux, Internet
étant toujours en croissance exponentielle avec la loi de Metcalfe (NDLR
- Robert Metcalfe est le fondateur de la société 3Com et à l'origine du
protocole Ethernet), je pense que mon suicide se fera fort tard, d'où
2052. Donc à partir d'Internet, j'ai reconstitué une vie. J'ai cru très
longtemps que le voyage était une manière de partir, d'échapper à la
réalité. Mais le plus grand des voyages reste celui que l'on fait dans
sa tête. L'Internet permet de s'affranchir de la distance, de ces
carlingues d'aluminium à 11000 pieds, d'avoir réellement une vision
globale et de comprendre ce qui se passe.
Internet permet à un simple particulier de répondre à l'arrogance
d'une multinationale. Cette force a quelque chose d'hallucinant. Très
souvent, les gens comparent l'Internet à la révolution industrielle. Non
! La machine à vapeur a mis soixante ans pour se transporter des forges
lilloises à celles d'Alsace-Lorraine. Il n'y a encore aucune réflexion
là-dessus, aucun modèle mathématique, aucune référence, si ce n'est
la Renaissance et la découverte de l'imprimerie. L'Internet n'obéit à
rien. Nous sommes passés à un format pratiquement horizontal du savoir.
Et la Demeure du Chaos est aussi un incarnat sur Internet. Il y a
aujourd'hui 1 100 000 sites qui parlent de la Demeure. C'est sa
continuité naturelle. Il n'y a pratiquement plus
de frontière entre l'incarnat et cette dématérialisation sur
Internet. Il y a une perméabilité totale.
En parlant de vos activités, il t'arrive d'utiliser la troisième
personne du singulier pour la Demeure du Chaos, éventuellement la
première personne du pluriel, mais assez rarement la première personne
du singulier… (rires)
T.E. - Le « Nous » est le pluriel de « Majesté ». Le « Nous »
est une manière de s'effacer parce qu'il y a toujours des êtres qui
partagent avec toi et qui, sans être forcément dans la lumière, sont
contributeurs de tes actes et de tes avancées. Le « Je » n'est utilisé
qu'en temps de guerre. Quand je tue, je dis « Je ». Je ne fais pas
porter la faute au collectif. Mais quand il s'agit de création, je dis «
Nous ». Le « Je » est réservé à l'acte suprême, quand tu tues, tout
simplement. Tu ne peux pas tuer avec le « Nous », tu tues à la
première personne du singulier.
J'ai lu quelque part que tu avais « dévoré le veau d'or dans le
grand festin paganiste du siècle dernier »…
Oui, parce que les anarchistes que nous étions sommes rentrés comme
une cinquième colonne dans le milieu capitalistique. Nous avons
pénétré les marchés financiers. Nous avons utilisé le système
capitalistique tant anglo-saxon que rhénan. Et effectivement, c'est en
1999, après avoir consommé le veau d'or, que nous nous sommes aperçus
non pas du poids du péché, mais qu'il fallait toujours revenir à
Palerme. Ce retour à Palerme, c'était renouer à nouveau avec ce que
nous étions. Et je le dis avec beaucoup de lisibilité.
Nous sommes avant tout des marginaux et des voyous. Voyous avec un
grand « V », voyous d'honneur, avec le sens de l'honneur. Nous sommes
par nature des guerriers. Et en fin de compte, quand j'ai vu ce fric, le
fait de faire partie des 500 premières fortunes depuis plusieurs années,
j'ai vraiment eu l'impression d'une trahison. Et là, ça a été une
déchirure complète dans laquelle j'ai tout brûlé. Brûlé consciemment
et sciemment pour rebâtir. Ça participe aussi du romantisme des ruines,
mais de ruines dans lesquelles nous ne pouvions pas être rattrapés
puisque nous avions combattu. J'ai trop vu ces fils de pute, tous ces
post-soixante-huitards devenir des suceurs de queue. C'est la pire des
choses. On se doit de rester fidèle à ses opinions, d'être ce que l'on
est. De ne jamais oublier d'où l'on vient et CE QUE L'ON EST.
Je suis dans ces cas-là pour des cicatrices fortes, éventrées, sans
suture. J'ai donc éventré tout ce qui représentait les signes de la
richesse et l'alchimie s'y prêtait fort bien. Car l'alchimie, c'est
peut-être transformer les vils métaux en or. Mais c'est avant toute
chose se déposséder des métaux, donc descendre de nouveau nu dans
l'arène, offrir son corps, offrir son mental et retourner aux origines.
La marginalité et l'anormalité, pour vous, ce sont pour vous des
choix conscients, l'héritage d'un passé ? Comment vous vous positionnez
par rapport à ça ? Moi-même, j'ai des bribes de réponses sur les
raisons pour lesquelles je me dirige dans certaines directions. Et je ne
suis pas certain que tous mes choix soient pleinement conscients. Et pour
vous ?
L.Z. - Pour moi, la marginalité est un état de fait. Ce n'est pas
quelque chose que je recherche particulièrement. Je ne fais pas ce que je
fais pour appartenir à la marge. C'est différent. Il se trouve que je
suis dans la marge. C'est juste un état de fait.
T.E. - La marge est un état tampon. Je rejoins parfaitement Lukas et
c'est pour ça qu'on se comprend aussi bien. La marginalité, ce n'est pas
la marginalité pour être marginal. Les sociétés occidentales se
construisent à partir du contrat social tel que l'a défini Rousseau. On
peut être d'accord ou non. Mais, à partir du moment où on sort de ce
contrat, on se trouve face à des évictions, à des ruptures
contractuelles, unilatérales ou en accord avec les deux parties. C'est
mon vieux côté juriste… Je suis juriste de formation et ça m'aide
énormément. Entre la théologie et le droit. Car le droit permet de
connaître l'avancée du contrat social et de connaître aussi les états
de rupture.
Pour moi, la marginalité est une nécessité, ne serait-ce que pour
survivre. La mutation ne peut naître que dans les extrémités du contrat
social. Elle n'est pas dans le contrat. C'est bien dans des sorties de
contrat ou dans des dispositions particulières du contrat social qu'on
peut exister et survivre, en essayant d'aider les autres. Parce que
curieusement, les gens nous reprochent parfois d'être des marginaux. Ils
nous disent : « Vous avez eu les couilles de le faire, de tout trancher,
et NOUS ? Votre parcours est très égoïste. » Ce qu'ils ne comprennent
pas, c'est que notre parcours est au contraire - du moins je l'espère
frappé d'humanisme. Ce n'est pas parce que nous sommes violents dans nos
attitudes et très rigides sur notre moralité et notre manière de nous
situer par rapport au système que nous ne sommes pas humanistes et que
nous n'ouvrons pas notre cœur. Justement, c'est peut-être parce que nous
avons parfois l'impression de tenir non pas un flambeau mais une lumière,
quelque chose qui peut aider à un éclairage. Il y a une volonté
humaniste qui n'est pas celle d'occuper seuls le sommet de la montagne. Le
mythe de l'ermite est une connerie. L'ermite n'existe que parce qu'il
pense un jour redescendre au village.
Pourquoi ce besoin, cette nécessité de mutation ?
En biologie, la mutation est une constante. L'évolution de l'espèce
ne peut aller que dans ce sens. Au regard de l'histoire, on sait que les
mutations sont une adaptation naturelle. Dans tous les modèles
économiques, libéraux ou non, on constate la mutation. J'adore les rats
parce qu'ils sont mutants. La mutation, c'est la survie de l'espèce.
C'est l'ADN, c'est cette espèce de croissance continuelle. Il faut
survivre et s'adapter, et c'est ça qui nous permet d'imaginer des
lendemains.
Curieusement, tu parlais hier soir de dystopies, en opposition à
l'utopie. Ça, c'est vraiment intéressant. C'est un vrai sujet. Nous
avons aujourd'hui une génération qui est en dystopie totale. On leur dit
voilà, non seulement tu dois évacuer, gerber ton utopie. C'est une
histoire déjà écrite. Par exemple, le 11 septembre 2001 pour moi est un
jour béni. On ne va pas polémiquer sur les 3000 morts américains, je
respecte leur acte de décès. Je dis simplement que le 11 Septembre est
le grand renouveau de l'Histoire. La pire des choses que l'on ait connue
au cours de ces vingt-cinq dernières années, c'est Fukuyama qui a
décrété la fin de l'Histoire. Ça c'est vraiment une dystopie, vraiment
quelque chose d'atroce, d'inhumain… La fin de l'Histoire ! Je décrète
la fin de l'Histoire avec la chute du Mur de Berlin, moi historien
japonais naturalisé américain. C'est horrible. Et donc le 11 Septembre,
pour moi, nonobstant les victimes que je respecte, c'est avant tout le
grand retour de l'Histoire. Quels que soient les diagrammes de lecture
qu'il y a derrière, l'Histoire est insolente. Le 11 Septembre, c'est l'œuvre
d'art absolue. C'est le sens plastique et c'est les dés qui sont à
nouveau jetés. C'est le Deus ex-machina qui se remet en marche et
l'Histoire qui se retrouve de nouveau dans le champ de tous les possibles.
C'est le grand retour du chaos, au sens de la matière protéiforme
originelle, la materia prima, cette matière dont accouche toute forme
animée ou inanimée. Cette espèce de soupe dans laquelle naît toute
chose, bien avant même l'acte créateur. Pour moi, le 11 Septembre est un
déclic fort dans lequel l'Occident aurait dû voir avec sagesse que dans
les ruines se trouvait chacun de nous.
L.Z. - C'est certain. A la limite, ce n'est même pas que la mutation
soit nécessaire. Elle est simplement en marche. Le monde est en train de
changer. Le monde a basculé le 11 Septembre. L'humanité a basculé au
travers de plein de choses qui vont remettre en cause jusqu'à notre
statut d'êtres humains. La question est plus celle du choix de la
mutation que de savoir si on doit ou non muter. De toute manière, ça va
changer. Une page a été tournée. Nous sommes enfin arrivés au XXIème
siècle.
Penses-tu qu'il y ait une accélération de l'Histoire et que nous nous
trouvions aujourd'hui à une période charnière ?
T.E. - Oui, purement charnière. Je vais me permettre de reprendre une
expression de Lukas, du nom de l'une de ses performances : Hacking The
Future. Notre groupe est aussi composé de scientifiques. Je décris le
groupe comme l'empire de Bismarck, un aigle à deux têtes, avec une
dichotomie que l'on gère bien. Nous regardions récemment le cahier des
charges de la prochaine carte vitale qui prendra la forme d'une puce RFID
injectée dans le corps. Ce qui est hallucinant, c'est que nous inscrivons
ces mutations en précédant simplement le législateur, le pouvoir
exécutif. On nous traite de tous les noms de la Terre. Nous sommes
borderline au sens juridique du terme, pas uniquement dans le sens
psychiatrique. Alors qu'en réalité, on ne fait que précéder un état
de droit en essayant de baliser ce que seront les générations futures.
Une ordonnance américaine du Patriot Act intègre un ensemble de
dispositions qui broient les conventions de Genève, qui donnent une
capacité extra-territoriale à toute forme d'intervention et qui
finalement va utiliser l'humain avec, entre autres, à partir du 1er
septembre 2009, une traçabillité de tous les enfants nés en Amérique
du Nord. Je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas modifier nos
chairs, nos corps et réfléchir sur ces mutations. C'est aussi ce qui m'a
intéressé chez Lukas, ce travail sur le corps.
Finalement, le corps est le tabernacle intime de notre vie sur Terre.
Le corps appartient aujourd'hui aux mandarins, que ce soit en Europe ou en
Amérique du Nord, donc aux médecins, au clergé et à l'Etat. Et notre
corps est notre première appropriation. Lukas fait un travail
intéressant sur le corps parce que le milieu de l'art s'est arrêté à
Orlan, qui constitue leur caution en quelque sorte. Le milieu de l'art est
frigide, atrocement frigide. Et donc il achète des cautions, comme le
street art avec Keith Haring ou Basquiat. Le milieu de l'art a Orlan et
après Orlan, nous sommes considérés comme une bande de psychopathes
ambiants. Je dispose pourtant de mon corps comme je le veux. Je peux
m'implanter ce que je veux. Je peux décider de l'offrir, de l'ouvrir et
de l'éventrer en toute conscience.
Vu de l'extérieur, il y a beaucoup de noirceur dans toutes ces
démarches. Je pense notamment à la phrase inscrite partout sur la
Demeure : « Quand tu verras la noirceur, réjouis-toi car tu verras le
début de l'œuvre. » Est-ce l'idée d'une première étape qui doit
nécessairement passer par quelque chose de ténébreux, de sombre ? Dans
quel but, pour expulser ces ténèbres et avancer vers la lumière ?
T.E. Dans l'alchimie, il y a ce qu'on appelle l'œuvre au noir,
l'œuvre au rouge et l'œuvre au blanc. L'œuvre au noir, c'est la crémation.
L'œuvre au rouge, c'est ce qui se passe après la putréfaction. Et l'œuvre
au blanc, c'est à nouveau la phase de l'éther. Je pense que dans toute
phase, il faut d'abord consumer les braises. Il faut les ruines. C'est sur
les ruines qu'on bâtit un avenir meilleur. C'est la ville de Dresde sur
laquelle tout se lie. Ce sont les ruines de Beyrouth. C'est Sarajevo. Dans
une partie importante du monde, le noir est aussi le symbole de la vie et
pas celui du deuil. En imprimerie, le noir est la superposition de toutes
les couleurs. En électronique, le noir est le vide moléculaire. Et le
noir est aussi l'élégance suprême. D'abord, il n'y a pas un noir. Il y
a des millions de données d'état. Cette phase sombre est donc une
nécessité, mais aussi une réflexion. Au même titre que lorsqu'on peint
ou que l'on crée des vanités.
La phase noire est obligatoire. Je pense que nous sommes de furieux
optimistes. Tout est dit dans la phase que tu m'as citée : Donum Dei, «
Réjouis-toi. »
Il y a tout de même aussi une part de provocation, entendue et
revendiquée…
T.E. - Oui, mais là je serais plus dans la logique de Duchamp qui pose
la chose de manière simple. Il dit : une œuvre d'art qui ne questionne
pas n'en est pas une. Plus que de la provocation, c'est un questionnement.
Un touché prostatique un peu violent. La provocation amène un
questionnement sans concession. Ce qui est fabuleux chez nous, artistes
plasticiens, c'est que, lorsque nous créons des œuvres, nous devons
questionner sans avoir la réponse. Et par rapport au monde de
l'économie, au monde du social, lorsque je crée une œuvre, j'attends
des questions, des interrogations et je n'ai pas de capacité à
répondre. Ça ne fait même pas partie du postulat. L'œuvre est faite
pour questionner et la réponse, nous la possédons en chacun de nous.
L.Z. - D'ailleurs, tu vois bien que la provocation dans le mouvement
punk était là pour provoquer une réaction…
Oui, oui, je suis au courant. Je pose des questions en faisant
l'imbécile, mais je connais assez bien les réponses. (rires)
T.E. - Pour ce qui est du mouvement punk, je pense que l'on est dans
son grand revival / sa grande renaissance. Au sens du premier mouvement,
le vrai mouvement natif.
En effet, nous sommes dans l'incarnation réelle des fantasmes de la
première vague punk…
T.E. - Complètement. Le mouvement punk n'a jamais été autant
d'actualité. Quand on hurlait « No Future », c'est réellement
aujourd'hui le No Future. Le mouvement punk a été une révélation pour
chacun d'entre nous. Ce qui m'a désespéré, c'était le recyclage
post-punk. Aujourd'hui, on arrive à nouveau dans quelque chose de pur et
dur.
« Information wants to be free », l'information veut être libre, est
le mot d'ordre des hackers. Mais aussi de Lucifer, le porteur de lumière
puni pour avoir voulu apporter la connaissance aux hommes, ou encore celui
du Christ. Qu'est-ce qui, à ton avis, fait peur dans l'information ?
Quels sont les pouvoirs en place qui se sentent en danger ?
T.E. - L'information, c'est l'axiome de la liberté. Toute guerre est
avant tout une guerre d'information. Depuis la nuit des temps, on codifie
l'information qui est le premier matériau pour faire la guerre, l'arme
fatale. Avec l'Internet et la loi de Metcalfe, l'information croît au
carré quand elle entre dans le réseau. Comme avec la loi de Moore, on
dépasse toute forme de vitesse. Aujourd'hui, l'information effondre des
empires. C'est les barbares contre l'empire, donc la culture de l'autre
qui arrive.
Sans tomber dans le conspirationnisme bas de gamme, penses-tu qu'il y
ait une volonté des élites d'assujettir, de dominer…
T.E. - Complètement !
… d'instaurer un consensus mou…
T.E. - Tout à fait !
…pour tenir les gens…
T.E. - Indiscutablement. Je pense que la théorie de la conspiration
est presque vraie. Mais elle est protéiforme.
Chaque lobby est en soi une conspiration…
T.E. - Tout à fait. A nous trois, nous sommes déjà une conspiration.
Je ne sais plus quel type d'extrême-gauche disait qu'un groupe de trois
personnes constituait déjà une dissidence. Evidemment. Et l'information
est l'art suprême. La guerre est déjà consommée lorsque l'information
est prise. Celui qui détient l'information a déjà gagné la guerre.
L'information aujourd'hui, c'est une guerre terrible. Nous, par contre,
ça fait vingt-cinq ans que nous étudions comment segmenter,
hiérarchiser, recouper. L'information, on l'analyse, on la dissèque.
Chaque octet a une valeur.
À ce propos, quels sont les métiers principaux du groupe Serveur ?
Hormis Artprice, ça reste assez mystérieux…
En fin de compte, c'est l'organisation de
l'information. Notre métier,
depuis vingt-cinq ans, est de créer le successeur de l'encyclopédie. La
banque de données n'est ni plus ni moins qu'une organisation
méthodologique et pensée d'une arborescence de l'information.
J'étudie et j'essaie au passage d'enseigner une règle intéressante.
Lorsqu'on incrémente et qu'on impacte d'informations un marché opaque,
ce marché croît de manière exponentielle. Comme le marché de l'art
dans lequel nous sommes devenus leader mondial : dès qu'on l'a impactée,
l'information a littéralement explosé et entraîné avec elle le marché
économique. L'information est une nécessité pour le développement d'un
marché. En dehors même d'un schéma capitalistique, l'information est
une nécessité qui permet de développer les échanges entre individus.
L'absence d'information fait naître la peur, crée une donnée anxiogène
qui fait que les arbitres du jeu économique ou du jeu social ne sortent
pas du bois.
Pour être encore plus concret, est-ce que tu peux revenir sur le rôle
qu'a joué Artprice ? D'un marché fonctionnant auparavant récemment sans
réels référents jusqu'à aujourd'hui…
Le marché de l'art est le plus vieux marché du monde. L'homme
échangeait des œuvres d'art avant même d'émettre des valeurs
fiduciaires. J'ai créé Artprice après avoir analysé l'histoire de
l'art qui se résume en trois parties. D'abord
l'iconographie, l'image
homme dieu. C'est-à-dire pas vraiment de marché au sens économique du
terme. Puis, entre les XIIème et XVIIème siècle, la commande pour des
princes de sang et des princes de l'Eglise. Enfin, à partir du XVIIème
siècle, l'artiste s'affranchit et peut produire.
Mais on va s'apercevoir très vite que l'information appartient à un
très petit nombre. C'est ce que j'ai dit un jour à Catherine Tasca,
ministre de la Culture… Le marché de l'art appartenait jusque-là aux
initiés et aux victimes. Il était fait de ces deux seuls profils.
Artprice a donc racheté des centaines de fonds éditoriaux dans le monde
pour normaliser ce marché en fournissant des informations à tout un
chacun. Ce qui fait que le marché de l'art peut aujourd'hui croître de
manière exponentielle, parce que l'on dispose du véritable prix d'une
œuvre, de sa traçabilité, que l'on a la certitude de savoir de quel
artiste et de quelle œuvre on parle.
Et c'est toujours la même chose, comme dans le cas de l'économie
numérique qui se développe avec la confiance. C'est l'information qui
constitue le facteur de confiance, qui fait que les gens rentrent dans un
jeu et décident de s'y prêter. Jeu économique, jeu social… Quel que
soit le jeu !
Vous avez aussi conçu des algorithmes basés sur le chaos…
Au travers des dépêches d'agence, qui sont à la base de 90 % de la
presse mondiale, on s'est intéressé à la nature des informations et à
la possibilité de les scorer. Ensuite, à l'aide d'outils
économétriques, nous avons défini les données nous permettant de
d'établir un indice du chaos en fonction, entre autres choses, du prix
des matières premières, de certaines déclarations et de certains
troubles géopolitiques. Près de 900 paramètres constituent et modifient
cet indice du chaos. Celui-ci a démarré en valeur 100 vers le 18 octobre
2001. A l'heure où je vous parle (NDLR - décembre 2007), nous sommes à
3100 en indice chaos. Et je pense qu'on va atteindre 5000 en 2008.
L'année 2008 est très très bien barrée en indice chaos.
Pour les profanes, peux-tu expliquer ce qui motive cette progression de
l'indice ?
Hakim Bey parlait des agents du chaos subversif. Il y a une courbe de
croissance exponentielle. Nous sommes face à une telle déconstruction de
l'Occident par toutes ses bases établies qu'on observe une accélération
des lignes de fracture. Elle est mesurable en économétrie avec toute la
distorsion qu'il peut y avoir entre l'information et la réalité, et
notre capacité à propager l'information. De plus, les Etats qui
désiraient contrôler l'information se trouvent eux-mêmes cannibalisés
par l'Internet. En fin de compte, ils deviennent eux-mêmes émetteurs
pour parer aux coûts d'une information qui est censée être une
contre-information, mais qui elle-même aggrave l'information primaire. En
gros, achetez massivement l'indice du chaos en 2008. On va gagner.
Sans parler encore du but ou de vision à long terme, qu'est-ce que tu
attends de cette propagation du chaos ?
T.E. - Je suis persuadé que l'Occident est usé et que l'on bâtit un
avenir meilleur sur les ruines. Je le vois notamment quand je vais
ailleurs, dans les sociétés islamiste ou asiatique. L'Occident est
passé dans une phase post-colonialiste. Le colonialisme était presque
comparable à de l'humanisme, par rapport à ce que l'on fait
actuellement. Les Américains, qu'on le veuille ou non, partagent
malheureusement les mêmes tares Je n'approuve pas la société arabe et
notamment l'islamisme, mais quand nous arrivons au Proche et au
Moyen-Orient en leur expliquant que nous allons exporter la démocratie,
parce que nous sommes la démocratie et la modernité, ils sont en droit
de nous demander de quel droit nous pouvons affirmer de pareilles choses.
Pour la première fois, le progrès ne rime plus avec bonheur. Alors que
c'était le cas pour nos parents. Nous sommes vraiment face à des lignes
de fracture au travers desquelles seuls les mutants survivront.
D'un côté, il y a une vision humaniste. De l'autre, une vison
élitiste exprimée par « seuls les mutants survivront ». Où est-ce que
ça se recoupe ? Tel que je le comprends, si seuls les mutants survivent,
les masses seront abandonnées à leur sort. Ce qui ne correspond pas
vraiment à une vision humaniste, ni à une vision christique pourtant
également présente…
T.E. - Quand je dis « seuls les mutants », on entraîne les autres à
être mutants. Le danger serait de dire que nous sommes mutants, mais que
les autres n'ont pas la capacité à le devenir, qu'ils ne sont pas les
bienvenus. On précède. On prend des coups, mais on leur dit : « Soyez
mutants dans votre vie quotidienne, dans votre travail, dans votre vision
du monde. » Être mutant, ce n'est pas forcément se faire poser
vingt-trois xénogreffes.
L.Z. - Et ça ne veut pas dire qu'ils n'ont pas été prévenus. Tout
le monde est libre de choisir, mais au moins c'est en connaissance de
cause. C'est visible et palpable, propagé et entendu.
Je ne pense pas que tout le monde soit réellement libre de choisir.
Les conditionnements socioculturels sont très forts. Heureusement,
quelques personnes éparses font un travail de décryptage et de
propagation de l'information pour tenter de réveiller, d'éveiller les
gens.
L.Z. - Justement, la Demeure est un bon contre-pouvoir. C'est un bon
moyen de propager une information, de rendre les choses visibles et
compréhensibles. Au moins de provoquer un questionnement et, à partir de
là, peut-être, une remise en cause. La Demeure accueille au moins un
millier de visiteurs par week-end. Il y a quand même une ouverture qui se
fait sur les gens.
T.E. - Si nous voulions rester élitistes, nous resterions entre nous.
On vient de dépasser les 200 000 visiteurs de février 2006 à octobre
2007. Il y a donc bien une ouverture. Après, c'est aux gens de se prendre
en main. Nous sommes ouverts à toute personne qui vient, quel que soit
son milieu d'origine, son adoption, sa capacité d'entendre. On leur ouvre
aussi notre cœur et nos yeux. Après, à eux de décider. Le
libre-arbitre est important.
Est-ce que, sur les dernières années, vous sentez une évolution du
regard des gens sur vos démarches respectives ? Ou même une dévolution,
d'ailleurs…
L.Z. - Bizarrement, je sens une plus grande ouverture chez les
personnes âgées que chez les jeunes. Chez ces derniers, il me semble
qu'il y a plus de rejet, peut-être à un niveau instinctif, quelque chose
de l'ordre du protectionnisme. Alors que les personnes plus âgées
semblent avoir passé le stade du rejet pour commencer à analyser et
essayer de voir ce qu'il y a derrière les apparences. Comprendre qu'il y
a un vrai propos, un véritable questionnement. Chez elles, il y a au
moins un respect de ma démarche. Ce qui constitue quand même une
évolution. Les gens commencent à comprendre qu'il se passe quelque chose
d'anormal. Je fais peut-être partie des catalyseurs, dans la mesure où
j'exprime cette remise en cause. Les gens ne sont pas stupides.
T.E. - Je rejoins tout à fait Lukas. Desproges avait une phrase très
marrante : « Je suis très optimiste quant à l'avenir du pessimisme. »
Les gens évoluent. J'ai à gérer un lot impressionnant d'ennemis mais,
parmi eux, certains ont un franc-parler. Nous ne sommes plus tout jeunes.
François Mitterrand disait : « L'essentiel est de durer. » J'ai 45 ans,
je n'ai pas varié depuis vingt-cinq ans. Alors avec le temps, les gens
peuvent se constituer des repères, se souvenir de ce que tu as dit dix,
quinze ou vingt ans en arrière, et voir ce qu'il se passe aujourd'hui. On
commence à « bénéficier » d'une légitimité dans notre marginalité.
Ils réalisent que ce que nous annoncions par le passé est bien en train
de se réaliser. Donc, les choses vont dans le bon sens.
L.Z. - Lorsque je parlais dix ans en arrière de ce qui allait venir,
des moyens de contrôle qui allaient être implantés sur notre corps,
tout le monde me répondait que ce n'était que de la science-fiction.
Comme Thierry le disait tout à l'heure, la traçabilité de chaque enfant
sera établie au moyen d'une puce RFID à partir de 2009.
T.E. - Une puce de deux gigas, alors que quelques kilo-octets
suffiraient pour le groupe sanguin et l'identification de la personne…
L.Z. - Voilà ! Et là, on parle bien de réalité. Ce qui pouvait
paraître délirant ou prospectif à l'époque est maintenant bien réel.
T.E. - Tous les films d'anticipation dont je suis fan ont aujourd'hui
trouvé leur réalité. La preuve en est que je n'en trouve plus.
C'est vrai. Même chose en littérature : la génération des Spinrad,
des Brunner, des Ballard est en train de s'épuiser et il n'y a plus de
relève à proprement parler.
T.E. - C'est exactement ça et c'est logique ! Nous sommes déjà
demain. La fiction est dépassée par la réalité. Et à partir de là,
je suis persuadé que notre travail a du sens. Ce qui me conforte. Nous
rentrons fréquemment dans des conflits violents, notamment avec les
systèmes étatiques. Et je suis de plus en plus agréablement surpris de
trouver dans des systèmes aussi profondément hostiles un magistrat, un
président ou un grand administrateur qui nous ouvre secrètement une
porte. Ce sont des miracles au quotidien. J'ai un jour répondu à un haut
représentant de l'administration qui me demandait de lui donner une vraie
raison de me voir évoluer de cette manière : « C'est parce que je suis
votre poison et que dans toute pharmacopée, il faut un poison… »
Justement, parlons de Governing by Networks, l'oeuvre peinte qui se
trouve sur la face nord du Bunker…
T.E. - Je me suis donc intéressé à l'Internet dès 1983. Nous nous y
sommes installés en 1983. A l'époque, nous étions moins de 5000 dans le
monde. Ce qui m'a par la suite donné l'occasion de rencontrer les pères
fondateurs de l'Internet.
Mon idée était d'établir un diagramme de l'Internet sur le Bunker,
avec l'aide de différentes personnes dont des membres de l'Université
Tangente, afin de montrer que, d'Arpanet à aujourd'hui, rien n'a changé.
Arpanet, c'est cette structure créée en 1967 en cas de destruction
massive des villes par des ogives nucléaires. On a décidé de tuer le
point à point, le protocole de communication du XXème siècle pour
instaurer le protocole de paquet qui est la distorsion, la fragmentation
de l'information à travers des millions de paquets. Ainsi, si une voie
est brisée, l'information peut en utiliser une autre. Et finalement, il y
a une continuité complète.
A travers Governing by Networks, on découvre que la cinquantaine
d'organes tels que l'Ompi, l'Icann, tous ces supra-gouvernements censés
être des autorités libres de toute contraintes étatiques sont sous
dominante américaine absolue. Que ce soit à travers les VC et tout un
tas d'engagements, c'est le secrétariat à la Défense américain qui
saisit et module l'Internet. Les treize serveurs racines sont quasiment
tous aux USA, Network Solution et VeriSign possèdent toutes les chartes
de nommage et les résolutions des DNS. Pour vous donner un exemple que ne
connaissent pas les Français, tous les noms de domaines relevant du .fr
ou du .gouv.fr peuvent disparaître en quelques secondes si VeriSign
décide de supprimer une sous-adresse de ses registrres. Et, je tiens bien
à le préciser, ce ne sont que des sous-domaines.
Donc Governing by Networks présente une sorte de trame de lecture
composée d'adresses IP frontales qui permet de découvrir de multiples
choses.
J'aimerais revenir sur la question de la puce RFID d'une contenance de
deux gigas. A quoi pourraient servir ces deux gigas ?
T.E. - La puce comprendra bien évidemment notre dossier médical avec
nos antécédents, mais aussi certains fichiers civils ou pénaux. Les
Etats ont longtemps ignoré l'informatique, mais ils ont fini par
comprendre qu'ils disposent avec cet outil d'une capacité extraordinaire.
Le premier client de Dell en France, c'est désormais l'Etat français. Il
y a eu dans un premier temps, vers 1996-1997, puis vers 2002-2003, une
énorme accélération des budgets informatiques des Etats : ils sont
actuellement seize à dix-sept fois supérieurs aux budgets militaires.
Aujourd'hui en France, certains textes et décrets d'application
permettent à des gens qui ne font même pas partie de la police
judiciaire d'accéder à plusieurs bases de données étatiques.
La France, c'est 65 millions d'individus. Mais aujourd'hui, une
requête sur la vingtaine de banques de données qui croisent chacun de
ces 65 millions d'individus se chiffre en millisecondes sur SQL. Il y a
quelques années, ce même recoupement des données n'était possible
qu'après vingt minutes de requête à travers un réseau de salles
blanches. Les Etats ont compris la puissance de l'information, et que sa
maîtrise passait par la maîtrise de l'informatique. Et là, c'est
quelque chose de terrible ! D'où le fait que des gens comme nous, dans
notre mutation, nous devons être dans ces espèces d'infra-minces
informatiques. Cet espèce d'Internet profond, ce « Hidden Internet »
qui est une sorte de magnitude entre deux visualisations d'adresses IP.
L.Z. - L'intérêt général, c'est l'ennemi. C'est un peu la vaseline
de l'histoire. On va encore nous dire que cette puce RFID de deux gigas
est dans l'intérêt de tous, qu'il est important et utile d'accéder à
nos données médicales, etc. Tout le monde sera d'accord avec ça. Attali
en parle très bien dans son livre Une Brève histoire du futur. Les
assurances refuseront d'assurer les personnes qui ne disposent pas de
cette puce, puisqu'on ne pourra pas accéder à leurs données médicales.
Et d'un seul coup, c'est une brèche ouverte à l'intérieur de notre
corps. On va nous poser cette puce et derrière ces informations qui
semblent être nécessaires, on intégrera des données supplémentaires
et ainsi de suite.
Le principe classique du cheval de Troie…
L.Z. - Jusqu'à remplir cette puce de toutes les informations possibles
et imaginables sur ta personnalité, ta sexualité, ton parcours. Et tu
seras scanné, déshabillé, dépouillé de toute ton intimité et de ta
personnalité en quelques secondes.
T.E. - Et le comble, c'est que l'on nous traite de tous les noms de la
Terre lorsque nous décidons de nous faire poser des implants. Et
pourtant, nos avancées et nos recherches ne représentent qu'un millième
de ce que fait l'Etat…
L.Z. - On est toujours dans Hacking the Future. Lorsque je me suis
implanté ma puce RFID dans la main, tout le monde s'est mis à hurler.
C'est pourtant une technologie qui va arriver. C'est annoncé. Il nous
faut comprendre et être capables de l'appréhender pour le jour où nous
en aurons besoin. De manière à pouvoir un jour retirer cette puce, la
hacker et la remettre. On ne peut pas permettre ce contrôle, on ne peut
pas accepter cette prise de pouvoir.
T.E. - Un pouvoir omniprésent et omnipotent ! Dans les années 80,
j'avais créé une œuvre d'art qui représentait une molécule d'ADN. A
l'époque, l'ADN était méconnue du plus grand nombre, sinon de quelques
scientifiques. J'expliquais déjà à cette époque qu'un jour, l'ADN
serait le traceur universel et que l'on y retrouverait toute notre
histoire intime. Non seulement dans le domaine de la biologie, mais aussi
de la psyché humaine. Et bien sûr, les gens pensaient que j'étais
carrément percuté. Maintenant, c'est différent. Comme je le disais plus
tôt, nous avons acquis une légitimité.
J'ai ressorti un texte de 1991 pour le troisième opus de la Demeure du
Chaos à propos d'une intervention sur Internet que je n'ai qu'à
copier-coller aujourd'hui. Rien n'a changé. C'est là. J'ai connu une
époque dans les années 90 où une étude ADN coûtait entre 25 à 27 000
francs à un juge d'instruction. J'ai lu récemment qu'aujourd'hui, ça ne
coûte plus qu'environ 30 euros à la police. Ils les utilisent même pour
un simple vol de boîte aux lettres.
On a donc un traitement du coût économique du crime. Moi aussi, on me
traitait de fou à l'époque, mais maintenant, les gens comprennent. Nous
avons même parmi nos détracteurs des gens qui ont l'honnêteté de dire
que nous avions annoncé un certain nombre de choses qui sont en train de
se réaliser. Et curieusement, ceux qui nous soutiennent appartiennent
souvent au troisième ou au quatrième âge.
Peux-tu développer ce concept de l'Internet profond que tu évoquais
plus tôt ?
T.E. - Oui, peu de gens savent ce que c'est. Vous savez tous les deux
qu'il y a eu un Internet associatif et non commercial, puis un Internet
avec une organisation des échanges (ce qui n'est pas un mal en soi), donc
un Internet à vocation plus commerciale avec les majors qui sont
arrivées. Mais pour autant, très rapidement, on a eu ce qu'on appelle
des intranets nationaux, notamment en Asie du Sud-est et dans un certain
nombre de pays dictatoriaux. Les premiers étaient, de mémoire, la Corée
du Sud et Singapour. Ces pays ont mis en place un Internet à très haut
débit mais totalement fliqué. Une forme de frontière numérique.
D'ailleurs, contrairement à ce que l'on peut croire, les grands pays
possèdent tous un intranet. La France elle-même n'a pas un protocole
libre. Nous sommes sous un intranet gouvernemental. Autrement dit, dès
qu'on sort par Worldcom, Colt, Oléane ou ailleurs, on passe en réalité
par un filtrage d'IP. L'identifiant IP permettant un filtrage absolu, ça
permet de fliquer tout ce que l'on veut.
Un certain nombre de scientifiques et de hackers se sont donc mis à
réfléchir à un Internet profond qui serait une
magnitude, une
distorsion, une disharmonie entre deux numéros d'IP. Un peu comme à
l'époque où l'on s'appelait sur les standards téléphoniques dans les
années 75-80, quand le réseau passait entre deux tonalités sur le
numéro d'une banque qui ne répondait pas. L'Internet profond, c'est
cette espèce de vide spatio-temporel, cette période entre deux relais
connus. On est bien au-delà de l'Internet associatif. Ça, c'est de la
foutaise. On est déjà dans une recherche de voies par lesquelles
s'échapperont les hackers et les gens qui ont envie de vivre. Cet
Internet profond va donc exister parce qu'on ne peut pas faire autrement.
Corrige-moi si je me trompe, mais le problème est que chaque appareil
domestique aura un adresse IP dans le futur proche.
T.E. - Tout à fait. L'IPGN6 [IPV6, IP génération 6] permet d'avoir
dix exposant trente-huit numéros d'IP, ce qui va nous permettre
d'attribuer une adresse IP à tout ce qui est robotique, domotique,
informatique. On prévoit d'arriver à 120 et 150 milliards d'adressages
à l'horizon 2010-2012.
Ce qui sous-entend qu'avec le flicage des adresses IP, on sera capable
d'interrompre le fonctionnement un outil précis chez quelqu'un…
T.E. - Complètement, et c'est même mieux que ça. On est en plein
dans Minority Report. Tant en droit positif qu'en doctrine, qu'en outils
législatifs, on sera capable d'anticiper le passage à l'acte. Dans un
certain nombre de textes qui sortent aujourd'hui en Europe et aux
Etats-Unis, le passage à l'acte qui, depuis quatre siècles, était la
consommation du fait criminel, n'existe plus. On est dans une anticipation
du passage à l'acte. Le discours est de dire qu'on ne fait pas le mal et
qu'on ne fait qu'endiguer le mal. Or pour ça, il faut le prévoir. Et
pour le prévoir, il faut des outils de législateur, notamment les outils
informatiques. C'est une méthode de préservation. Minority Report est
donc tout à fait d'actualité.
Quel est le lien entre les adresses IP et cette prescience des actes ?
T.E. - Lorsqu'on va voir des adresses IP qui fliqueront la robotique,
la domotique et l'informatique, ça donnera un balisage intégral de toute
ta conductivité, de tout ce que tu fais. On pourra dire à l'aide
d'algorithmes de traitement spécifiques que Laurent Courau est déjà
dans une programmation, dans un pré-passage à l'acte, que cet individu
constitue un danger notoire pour la société, qu'il est déjà
pratiquement dans la conduction de l'acte.
Ensuite, il ne restera plus au magistrat qu'à te faire admettre que
l'acte criminel était déjà en substance dans ta tête. Au même titre
que l'art est conceptuel, c'est une construction mentale. Et le
législateur, que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord, reconnaît
aujourd'hui que l'acte criminel se situe dans le siège cognitif et non
plus dans la matérialité de l'acte.
Ce qui rejoint Maurice Dantec lorsqu'il me parlait de la fin de toute
aventure humaine dans une interview de décembre 1999…
T.E. - Oui, complètement. Et c'est bien pour ça qu'on se casse le cul
ici à imaginer de nouvelles aventures. (rires)
En parlant de Minority Report et de son principe de divination, tu
m'avais dit en parlant des œuvres sur la Demeure que vous travaillez
quasiment à précéder l'événement, à l'annoncer…
T.E. - En effet, on est presque dans une forme d'oracle avec la Demeure
du Chaos. Nous avons peint en mars 2006 un portrait d'Hassan Nasrallah
alors que la guerre au Liban a éclaté dans la nuit du 14 juillet de la
même année. Hassan Nasrallah représentait pour nous quelque chose
d'atypique, un mélange de nassérisme et d'islamisme (NDLR - Hassan
Nasrallah est le secrétaire général de l'organisation chiite libanaise
Hezbollah depuis 1992). Nous nous sommes aperçus qu'une guerre du Liban
était de nouveau dans le champ du possible et donc, nous avons réalisé
le portrait de Nasrallah. Idem, nous avons peint Mahmoud Ahmadinejad bien
avant qu'il ne devienne président de la République islamique d'Iran. A
l'époque, il n'était encore que maire de Téhéran, mais évoquait
déjà dans ses discours le retour du Mahdi. Il disait qu'il souhaitait
mille fois le chaos, car le chaos signifiait le retour du Mahdi. Et
bienheureuse l'humanité qui le recevra… On sentait déjà se dégager
un théologien redoutable et, à travers lui, le renouveau de la Perse
chiite et tout l'arc chiite qui partira de l'Iran en passant par Bassorah
en Irak, pour remonter jusqu'aux chiites d'Arabie Saoudite et enfin au
Pakistan.
Donc oui, la Demeure du Chaos fonctionne aussi comme une agence de
presse délégendée et dotée d'une forme de prescience qui lui permet
d'écrire et de codifier ce qui est de l'ordre du possible ou du devenir.
Concrètement, comment est-ce que ça fonctionne ? On t'a vu faire ta
revue de presse le matin au bistrot du village devant les caméras
d'Envoyé Spécial. Comment fonctionne cet infosystème, depuis
l'ingestion matinale de l'information jusqu'aux murs peints ?
T.E. - Ce sont des algorithmes de traitement et une forme d'immersion.
A force de suivre en permanence toutes les données de l'actualité
mondiale, on acquiert une sorte de prescience dans laquelle se mêlent des
données géopolitiques, de la cartographie, une déréflection macro et
micro économique. Et puis en même temps, il y a l'idée que l'individu
est maître de son destin. En l'occurrence lorsque l'on parle du
président iranien ou de Bush, ce sont avant tout des hommes qui prennent
des décisions. Et ces algorithmes de traitement font qu'on peut
pressentir quelque chose qui est de l'ordre du devenir proche.
Lorsque tu parles d'algorithmes de traitement, c'est une métaphore ?
T.E. - Non, on le verra un jour en neurologie appliquée. Aujourd'hui,
on sait que si l'on arrive à un baril de pétrole à 100 dollars, on aura
des cassures, des lignes d'exploitation, des modifications profondes, par
exemple climatiques. On sait aussi qu'un certain nombre de guerres
deviennent de l'ordre du possible, parce qu'à partir de 100 dollars, il
existe une économie de la guerre substantielle. Cette prescience a pour
origine une anticipation basée elle-même sur une information que ne
possède pas l'autre. On en revient toujours à la même chose, à la
guerre de l'information. En fin de compte, il faut aller chercher
l'information dans les sources primaires, la croiser et la recouper. Et
par l'Internet entre autres, on arrive à capillariser et à faire un «
data mining » profond de l'information.
Comment se fait-il que ce travail soit aussi rare ou que ces
prédictions ne soient jamais au service du bien commun ?
T.E. - C'est toujours pareil : parce que l'information est un outil de
contrôle du pouvoir. Les Etats possèdent cette information. Ils
disposent en substance de beaucoup d'information. Mais le bien commun
n'est pas le propre de la caste dirigeante et donc la rupture avec le bien
commun naît de la captivité de cette information.
Pourquoi Kubrick sur la Demeure du Chaos et pas un autre réalisateur ?
Je suppose que ce n'est pas anodin…
T.E. - Il y a aussi un auteur comme Philip K. Dick. Mais c'est vrai,
Kubrick avait une vraie vision. J'apprécie la vision des êtres
d'exception au soir de leur vie. Nous parlions ensemble l'autre soir de
Warhol et de sa mystique. Andy Warhol allait prier tous les matins. Il
était plongé dans une liturgie extraordinaire. Kubrick, lui, était
entré dans une vision totalement paranoïaque du monde. Et c'est cette
vision de Kubrick que j'étudie, celles des dernières années de sa vie.
Une vision aiguë du complot. Il était arrivé à un tel niveau de
décryptage qu'il avait décidé de se renfermer sur lui-même. Certains
fans de Kubrick sont d'ailleurs persuadés qu'il vit toujours et qu'il a
mis en scène son propre enterrement. C'est une légende que j'achèterais
volontiers. Elle a au moins le mérite d'être esthétique.
Quelle est ton analyse de son film Eyes Wide Shut ?
T.E. - Je pense que ce film contient un message que l'on n'a pas vu. La
dénonciation d'une époque victorienne revue et corrigée à la fin du
XXème siècle. Kubrick s'inscrivait dans un schéma de lutte des classes.
Ça l'obsédait. Et dans ce film, bien au-delà du sexe qui reste
éminemment superficiel, il avait intégré un troisième degré, celui de
cette épopée victorienne qu'il refuse, tout en réalisant que l'on
revient à quelque chose de cet ordre.
L.Z. - En parlant de sexe et de mode de vie, la polygamie chez toi
n'est pas quelque chose d'anecdotique ou d'accidentel.
T.E. - Oui, ça fait plus de vingt-cinq ans que ça dure, depuis 1980
pour être précis. La polygamie constitue une forme de société
matriarcale à l'intérieur de laquelle les femmes disposent d'un certain
pouvoir. En ce début de XXIème siècle, les femmes ont un pouvoir de
plus en plus affirmé. La notion même de force physique s'abolit en
économie. Chez nous, ça s'est fait naturellement. Pas par affirmation,
sexuelle ou autre, c'est plus une manière de réfléchir et une méthode
d'organisation. Cette sorte de clan que nous constituons est intéressante
parce que la distribution de l'information entre chacun des individus est
différente. Nous sommes aussi très libres de mœurs, mais ça, c'est
l'habitude de fréquenter les milieux épicuriens, bien avant que
Houellebecq ne se mêle de ce qui ne le regarde pas.
Nous n'avons d'ailleurs pas attendu Les Particules élémentaires pour
écrire sur ce milieu avec un ami sociologue. Nous travaillions sur les
sociétés échangistes, les minorités sexuelles agissantes, le queer, le
transgenre, etc. La société échangiste était très particulière. Elle
avait vraiment quelque chose de révolutionnaire. Dans cette première
société des années 70 ou 80, cinquante personnes issues de milieux
sociaux totalement différents baisaient ensemble dans une même salle,
alors que dans n'importe quelle réunion publique, elles se seraient
entretuées. L'abolition des classes sociales au travers de la partouze,
de la fête sexuelle, mérite une codification. Au fil du temps, nous
avons découvert que d'autres faisaient les mêmes recherches en
Allemagne, en Italie, en Espagne et en Amérique du Nord. Une réflexion
d'ordre sociologique s'opérait sur la manière dont le sexe crée une
fracture sociale au travers de laquelle les gens en arrivent très vite à
l'essentiel. C'est ce qu'il y a de plus sidérant dans une partouze.
Quelle que soit la personne avec laquelle on baise, une fois le sexe
évacué, on en arrive à des questions essentielles, très fortes, dont
des personnes se connaissant mettraient dix ou quinze ans à parler. Ce
sont des phénomènes qui ont été repérés des centaines, voire des
milliers de fois.
L.Z. - Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si la polygamie est pour
toi une déclaration d'intention…
T.E. - Oui, c'est vraisemblablement un contrat social. Dans tous les
cas, ça demande beaucoup de construction, beaucoup de concessions
mutuelles. C'est une strate plus compliquée que le couple mononucléaire.
Par ailleurs, je comprends tout à fait que le contrat républicain
évacue la polygamie. Pour beaucoup, ça peut être une source d'emmerdes
redoutables. (rires)
Comment en es-tu venu à afficher votre polygamie de manière aussi
publique ? Etait-ce une décision délibérée ?
T.E. - Non, c'est la pression de l'information. J'avais un petit temps
d'avance sur mes contemporains. C'est un vieux réflexe de militaire, le
bruit assomme le bruit. Ma relation à la presse m'ayant amené à
constater qu'elle ne connaît pas de limites, la meilleure solution pour
obtenir une paix sociale est de générer une somme de bruit colossale. «
Il n'y a rien de caché qui doive être secret et de secrets qui ne
doivent être connus. » - Evangile de Paul, apôtre corinthien.
En parlant de chrétienté, ton père était proche de l'Opus Dei.
Peux-tu revenir sur ton enfance et ton adolescence ?
T.E. - Mon père était déjà un homme âgé. Il est né en 1901.
Polytechnicien et docteur en droit, il a sillonné l'Europe après le
Concile Vatican II (1962-65) qui avait constaté les biens ostentatoires
de l'Eglise. On se trouvait à l'époque dans une cartographie
intéressante de pouvoirs et d'influences. L'Opus Dei mettait en relation
les hommes d'affaires et l'Eglise, une forme de maçonnerie chrétienne
qui occasionnait une distribution très particulière du pouvoir et du
savoir. Ce qui allait me permettre de mieux comprendre les réseaux
d'influence. Ça m'a donné une bonne visibilité de la distribution du
pouvoir temporel et spirituel, sachant qu'un vrai pouvoir doit être les
deux. Là, on a une coupe parfaite de l'analyse.
Je pense que le Vatican est toujours l'Etat le plus puissant au monde.
De par sa nature, c'est un Etat qui ne connaît pas de frontières, qui
dispose d'un nombre de sujets particulièrement important. Il est doté
d'un pouvoir temporel et spirituel. Ce qui est très intéressant. Le
Vatican est l'Etat le plus informatisé au monde. La structuration de leur
base de données est hors du commun. C'est extraordinaire.
L'Opus Dei est assez orienté politiquement ?
T.E. - Oui, bien que l'on retrouve l'Opus Dei dans différents
circuits. En réalité, c'est plus compliqué que ça. On se souvient
surtout de Josemaría Escrivá de Balaguer, son fondateur. Mais ça va
plus loin. En tout cas, ça m'a conduit à une réflexion : « Derrière
toutes les sociétés secrètes, il y a une autre société secrète. »
D'où le fait que je me sois tapé toutes les voies ésotériques
possibles et imaginables, notamment la maçonnerie, la Grande Loge
Nationale de France, et aussi d'autres voies plus complexes comme l'Ordre
des Veilleurs du Temple, les Templiers et tout ce qui s'ensuit. Pour
reprendre un terme de maçonnerie, je suis un « éternel visiteur ».
Après ma longue voie sèche, je suis ce qu'on appelle un multicarte, un
multi obédientiel. Je crois qu'il faut retourner aux origines de la
maçonnerie, à l'époque où les obédiences n'existaient que pour les
feux de la Saint Jean et où l'on était libre dans une loge libre. De
nouveau, c'est l'idée du ronin. La voie sèche chez les francs-maçons,
c'est l'équivalent de la voie du ronin.
Ce qui rejoint finalement ta démarche actuelle, à la fois matérielle
avec le groupe Serveur et spirituelle avec la Demeure du Chaos…
T.E. - Complètement, tout à fait. La Demeure du Chaos est un incarnat
matériel de l'ordre du temporel. Et à côté, il y a une dimension
spirituelle avec l'Esprit de la Salamandre qui tient plutôt de l'ordre du
spirituel et de l'alchimie. C'est en fin de compte une œuvre à deux
têtes.
J'ai lu quelque part que tu établissais un lien entre les fonts
baptismaux et les médias ? Peux-tu nous l'expliquer ?
T.E. - Les fonts baptismaux et les grands fonts d'information ont tous
une réalité étatique. Le font baptismal, c'est l'acceptation d'un
individu qui n'appartient pas au bien commun et qui, au travers d'une
liturgie s'opérant dans une église, devient membre de la communauté
apparente. Aujourd'hui, les fonts baptismaux que sont les médias
permettent de légitimer un individu dans la communauté. D'où le fait
qu'on le score et qu'on ne garde de lui que les traces laissées par les
médias qui permettent d'infirmer ou d'affirmer sa courbe de réussite.
Et pour ce qui est du matériel, quel est ton rapport à l'argent ?
T.E. - C'est très simple. Nous avons fait partie des grandes fortunes.
Nous avons connu des faillites à plusieurs reprises, puis des succès
extraordinaires. Nous savons déjà comment repartir avec quelques euros
en poche et vivre de manière simple. L'argent ne fait ni le bonheur, ni
la santé. Il ne constitue pas un acte d'amour, mais c'est un fabuleux
moyen. Je me souviendrai toujours de ce que m'avait dit un grand banquier.
Je crois qu'il s'agissait de Charles de Croisset, le président du Crédit
Commercial de France, avant que ça devienne HSBC : « Vous réussirez
toute votre vie parce que vous avez un mépris absolu de l'argent. » Pour
moi, l'argent est le nerf de la guerre, parce que je suis un guerrier.
L'argent est une ressource fondamentale dans un contexte guerrier. Pour le
reste, par exemple dans le cas d'un accident routier, le Samu te soigne de
la même manière que tu conduises une trois ou une dix-huit chevaux. Et
c'est là que l'arrogance se voit sanctionnée.
Ça me surprend toujours de voir des gens fascinés par l'argent. Ils
ne se rendent pas compte que l'argent donne très peu de choses. Il
enlève beaucoup d'emmerdes au quotidien, comme celle de payer ses
factures. Des réalités que j'admets d'autant plus que je les ai subies
des dizaines de fois. Mais il n'amène rien d'extraordinaire,
contrairement à ce que l'on peut croire. C'est la raison pour laquelle
mon rapport à l'argent est très protestant allemand, très capitaliste
rhénan.
Si l'argent n'est pour toi qu'un moyen, c'est un moyen de faire quoi ?
Que serait le Grand Oeuvre ?
T.E. - Le Grand Œuvre au sens alchimique, c'est d'arriver à
l'immortalité. C'est Fulcanelli que son disciple retrouve à Séville à
l'âge de 112 ans.
Et la Demeure du Chaos en tant que nouvelle religion ?
T.E. - Oui, ce pourrait être une nouvelle religion. Une religion
commence toujours dans les catacombes. N'oubliez pas ce que disait le
rapport Alain Vivien sur les sectes aux Chrétiens… « N'oubliez pas
qu'il y a deux mille ans, vous étiez une secte dans les catacombes de
Rome. » Pourquoi ne créerions-nous pas une nouvelle religion ici même ?
Le meilleur buzz, c'est quand même le Christ sur sa croix. Et ça dure
depuis vingt siècles. Un mec qui se fait crucifier, avec douze mecs
autour de lui au départ. Pardon, mais comme contamination virale…
(rires) Oui, il peut y avoir une religion du chaos. En sachant qu'au
départ, il y a trois versions du chaos : le chaos alchimique, le chaos
scientifique et le chaos au sens sociologique du terme. Le chaos
scientifique est très intéressant. La théorie du chaos nous questionne
sur notre orgueil quand tout semble n'être que désordre et
incompréhension. Celui-ci nous fait dire que ces modèles sont
chaotiques, mais il existe en réalité un modèle intelligent
sous-jacent. Simplement, nous n'avons pas les capacités d'évoluer en
équation. Ceci dit, quand on veut faire un effort, on peut. Et c'est
comme ça que sont apparues toutes les grandes théories dans le flou
aléatoire des deux dernières décennies, avec l'aide des
supracalculateurs qui nous ont aidés à déterminer des zones floues.
Ce qui me ramène à la définition du Chaos dans le Petit Larousse
illustré que tu cites souvent : « Là où il apparaît qu'il y a
confusion des éléments, mais c'est finalement plutôt confusion de
l'esprit humain. »
T.E. - Oui c'est la confusion de l'être humain qui cherche à chaque
fois des modèles accomplis.
Un autre aspect important de ton travail me semble être la topographie
des lieux. Il y a la Demeure, le Bunker, les containers, la dissémination
des containers et des bunkers…
T.E. - On retombe dans la logique des zones d'autonomie temporaire
d'Hakim Bey et les états de disparition. Le Bunker, c'est à cause de
Virilio et de son livre Bunker Archeologie, cette espèce de huis clos. Je
recherche toujours les atmosphères de huis clos. Rappelez-vous des
derniers jours de Hitler dans La Chute. Pratiquement tout le film se passe
dans un bunker. Le bunker est vraiment un huis clos organique dans lequel
tout se reflète. Il recèle une dimension extraordinaire.
Le container, c'est l'arme de destruction massive. Cinquante six
containers au départ et quand on regarde la courbe de montée des
containers dans le monde, ils croissent proportionnellement au commerce
mondial. L'arme de destruction massive aujourd'hui, c'est qu'un container
entre Shanghai et Le Havre coûte 500 dollars pour transporter 50 tonnes.
500 dollars, 50 tonnes, normalisation absolue du container qui est la
norme ISO 668. Il doit tomber de 7 mètres sans avoir le moindre
problème, il peut s'empiler sur 11 containers. Quand on regarde son
cahier des charges, c'est hallucinant. Et la Chine fabrique tous les jours
800 à 900 000 nouveaux containers. Je dis bien FABRIQUE ! Et le container
neuf arrive chez les Chinois à 2200 ou 2300 dollars, ce qui est
hallucinant quand on voit le prix au poids de l'acier.
Le prix auquel j'achète les containers aujourd'hui n'est même pas le
prix auquel un casseur me rachèterait l'acier. Ce sont uniquement des
jeux comptables qui font que les mecs sortent des bilans sans les
réévaluer au coût de la matière première. Au prix de vente à un
casseur, on sortirait à 3000 ou 4000 dollars. Ce qui est extraordinaire
avec le container, c'est que c'est un lieu universel qui sert aussi bien
à l'armée qu'au médical. C'est vraiment universel.
Dans ton travail, il y a souvent ce rapport à la guerre et au
guerrier. Dans un autre texte, tu parles d'un état de guerre permanent…
T.E. - Oui mais ça, c'est aussi par rapport à certains philosophes
dont Baudrillard et Virillio. C'est toute la réflexion sur l'état de
guerre permanent. La guerre naît déjà dans la biologie de notre corps.
Les métastases se créent le jour où tu cesses de faire la guerre avec
ton corps. Pour moi, la guerre est un indice de vie forte. On ne se
suicide pas dans les pays en guerre. Lorsque j'ai découvert Beyrouth en
1984, j'ai découvert que tu as beau avoir toutes les emmerdes du monde,
les gens ne se posent plus de questions existentielles. Il n'y a plus
d'anti-dépresseurs. Ce qui fait du suicide une élégance de riches que
l'on retrouve notamment dans le nord de l'Europe, en Scandinavie. Tout est
lié à la guerre. La guerre contre toi-même. Quand tu es artiste, tu
luttes contre la forme inanimée. La guerre, c'est quand tu écris. C'est
aussi avec les emmerdeurs. Tu es toujours en état de guerre. C'est un
état de vigilance. Et puis ça a du sens : depuis la nuit des temps, les
hommes font la guerre pour les territoires matériels ou immatériels.
Hier soir encore, je disais à Jo à 3 ou 4 heures du matin que les
mecs qui enseignent dans les grandes écoles que l'on peut faire des
affaires pacifiées m'amusent. La guerre n'est pas omniprésente dans les
affaires mais, dès que ça commence à devenir du business international,
c'est la pire des guerres. C'est ce que disait Clausewitz : l'économie
est l'extension naturelle, la continuité de la guerre. Tout est guerre et
aujourd'hui plus que jamais avec les avocats. Ce sont des guerres atroces.
On y passe notre temps du matin au soir. C'est constant. Tu ne peux pas
dormir huit heures d'affilée sans qu'il y ait un problème. Ça peut
arriver par fax, par notification d'huissier, par un mec qui démarre une
class action à l'autre bout du monde, par n'importe quoi. Donc il faut
faire en sorte que la guerre soit un rituel. Mais je pense aussi que la
guerre permet de rester vigilant. Déjà, la guerre face à ta propre
connerie, face à ta propre nonchalance. Si tu ne subis pas les
événements, tu es déjà en état de guerre contre eux. Subir ou faire
la guerre, voilà…
Et tu me parlais plus tôt du lien entre l'analogie et la guerre ?
T.E. - La prochaine guerre passera par l'i-Bombe. L'i-Bombe étant tout
simplement une paralysie de tous les systèmes semi-conducteurs, autrement
dit, à peu près 99 % de notre univers. Ne subsisteront très
certainement que les lampes à alène, tous les vieux systèmes
analogiques primaires qui ne dépendent pas de semi-conducteurs ou de
conducteurs.
Comment fonctionne l'i-Bombe ? On connaît déjà la bombe nucléaire
dont l'explosion arrête tous les systèmes informatiques.
T.E. - L'I-Bombe, c'est un choc électrique, quelque part une
différence de phase. Le bon vieux principe de l'électrode entre l'anode
et la cathode qui fait que l'onde de choc terminerait et tuerait tous les
circuits informatiques. Il ne subsisterait que nos vieux réchauds. Nous
sommes en train de racheter une fortune certains vieux appareils
analogiques. Je suis assez fier d'avoir l'un des derniers groupes
électrogènes entièrement analogiques en parfait état, alors que tous
les appareils modernes sont dotés de platines informatiques. Aujourd'hui,
quelle voiture n'a pas d'informatique embarquée ? Les onduleurs par
exemple, qui normalement sont là pour vous sauver la vie et redresser le
courant, sont bourrés d'informatique. Avant, quand un onduleur
commençait à couiner, on bypassait, on le pilait directement sur le
secteur et ça fonctionnait. Maintenant non, parce qu'il y a une
cartographie qui dit stop, danger, on coupe tout. On peut même plus
backboner sur le secteur, ce qui est quand même un comble. Du coup, on se
retrouve sans onduleur et sans retour secteur.
L'analogique a du bon. En comparaison, le numérique permet trop de
nous fliquer. Il laisse des traces alors que l'analogique n'en laisse pas.
Dans Matrix, le navire fantôme de Morpheus est analogique. Quand ils sont
repérés par les pieuvres robots virales, ils coupent tout ce qui est
numérique et ne gardent que les bons vieux systèmes analogiques. Ça
devient une réalité aujourd'hui. Nous faisons des expériences à la
Demeure du Chaos dans lesquelles nous réfléchissons sur comment nous ne
pourrions tourner qu'en mode analogique. Dans l'analogique, il y a une
répartition du spectre des fréquences qui est monumentale. Donc je ne
laisse pas de traces. Dans le numérique, j'ai un codage binaire qui,
aussi riche soit-il, est mémorisable et interpolable.
Pour le flicage du numérique, il y a aussi l'exemple du GSM qui est
par principe de la triangulation. Une fois de plus, on rejoint la
science-fiction. Un photographe palestinien s'est fait virer de chez
Reuters parce qu'il avait retravaillé sur Photoshop ses clichés d'une
attaque sur un faubourg chiite du Hezbollah. Par la suite, un
informaticien a sorti un logiciel qui permet de repérer instantanément
toute modification d'une photographie. Parce qu'en retouchant une photo,
on est en mode raster (maillé) et on interpole le pixel d'à côté.
Quels que soient les effets spéciaux, à 99 %. C'est une interpolation
dans l'algorithme qui va chercher le pixel autour et donc automatiquement,
il le détecte.
Tu te définirais comme utopiste ?
T.E. - (hésitation) Oui, parce que l'utopie est une recherche de la
vérité. Je crois beaucoup à la prophétie auto-réalisante, d'où la
dystopie. Ce qui est amusant avec la prophétie auto-réalisante, c'est
qu'elle est faite pour marcher. C'est d'imaginer ou de concevoir quelque
chose qui est du domaine de la prophétie mais, dès lors que tu émets
une prophétie, une forme d'auto-réalisation s'opère.
Autrement dit la pensée magique… Cela rejoint le rêve est réalité
?
T.E. - Absolument. (rires)
Ou plier la réalité à sa volonté ?
T.E. - C'est le même vieux questionnement qui me hante depuis plus de
vingt-cinq ans. Les Juifs ont beaucoup travaillé là-dessus au travers de
la Kabbale. Est-ce l'événement qui crée l'individu ? Est-ce que tu
crées l'événement ou est-ce lui qui te crée ? Après, c'est un débat
philosophique, mais je crois beaucoup à la prophétie auto-réalisante.
Je crois à la force du verbe, à celle de l'incarnat. Il y a un moment
où tu arrives à t'arracher de l'attraction, où tu tapes tellement fort
que, mécaniquement, l'incarnat
vient.
Et le renoncement actuel au verbe ?
T.E. - Oui, mais le verbe s'est fait chair. La puissance du verbe, ça
a toujours été ça. Putain ! Réveillez-vous les morts ! Mets-toi dans
un amphithéâtre, tu vois les mecs, tu pousses, tu les pousses. Les mecs
s'écrasent et d'un seul coup, le verbe se fait chair. Et là, tu vois les
mecs s'arracher de l'amphithéâtre. Je trouve ça extraordinaire. A tel
point que je suis interdit d'amphithéâtre dans un certain nombre
d'endroits. On m'a dit texto : « Les conséquences de votre intervention
ont été très lourdes à gérer, monsieur Ehrmann, donc vos
interventions seront dorénavant codifiées et au compte-goutte parce que
nous n'avons pas les moyens d'assurer le service d'ordre. »
Justement, c'est ce que l'on retrouve à une échelle générale. Ils
n'ont plus les moyens d'assurer le service d'ordre et il y a un
renoncement au verbe. Il n'y a qu'à regarder en France. Qui sont les
grands vendeurs en littérature et en philosophie… Nous nous trouvons
face à une dévolution totale.
T.E. - Tout à fait. Nous sommes dans une période de perte
d'identité, de perte de sens. Même si c'est une banalité, le
politiquement correct domine. Et personne n'ose plus rien faire ou dire.
Pourquoi des gens comme nous arrivent à marquer des points, au prix d'une
somme incalculable d'efforts ? Parce que les gens n'osent plus affirmer ce
qu'ils sont. Un jour, un politique français important, un premier
ministre qui est mort, vous voyez très bien qui je veux dire… On lui
demande quels sont les gens de la région lyonnaise qui ont marqué leur
époque. Bon, arrivent les classiques Mérieux, Aulas, puis on lui demande
: Thierry Ehrmann ? Là, le père la science réfléchit avant de
répondre : « C'est un homme libre et il est resté libre. » Il devait
donner une définition. Attention, le père Barre, sous ses allures, comme
ça, c'était un phénomène. Je me suis pris des torchées avec lui.
C'était un de mes profs, au sens scolaire. En tout cas, voilà… Etre
libre, c'est très important ! Et les gens ne sont plus libres. C'est
très important.
J'ai vu récemment passer cette information : les richesses seraient
plus mal partagées aujourd'hui sur la planète que dans toute l'histoire
de l'humanité, Moyen-Âge et Antiquité compris...
T.E. - Tout à fait. Nous devons faire face à un outil capitalistique
qui a dégénéré. Il y a vingt ans, il s'échangeait à peu près 15
milliards de dollars par jour sur les marchés financiers. Désormais, il
s'échange grosso modo 2700 milliards de dollars par jour. On a créé des
émissions fiduciaires fictives qui font que nous sommes actuellement dans
une création de richesses fictives avec un PIB mondial fictif. Nous
sommes au bout du sens. C'est pour cette raison que je dis que nous sommes
aux portes de l'enfer, au sens allégorique et magnifique du terme. Le
système est usé. Ça me fait penser à un homme dont on regarderait le
bilan biologique et dont on s'apercevrait que le taux de T4 s'effondre,
que ses transams sont à zéro, que ses Gamma GT explosent.
L'Occident, y compris le Japon et l'Asie entière dans sa modernité,
est vraiment comme un vieil homme. Un homme mort, usé et creusé à tous
les niveaux, et tout particulièrement dans ses outils capitalistiques.
Tous les bilans biologiques sont au bout du bout de la nuit. On parle
d'outils de régulation, de contrôle des flux. C'est archi faux. Tout est
achetable. Tout devient monnayable, y compris les frais de pollution.
Cette dématérialisation et cette capacité des hommes à imaginer ce
qu'on appelle dans les marchés financiers des futures (c'est-à-dire
d'anticiper sur le futur) sont très intéressantes. On peut acheter des
futures d'émissions, des futures de dégradation du CAC, des futures de
tout et de n'importe quoi. Comme si nous étions allés au bout d'un
système. C'est pour cela qu'il nous faut réinventer. Personnellement, je
crois à une Renaissance.
Ah, justement ! C'était l'objet de ma prochaine question. Faisons un
peu de prospective, d'où et comment vois-tu naître cette renaissance ?
T.E. - On peut rire du cyberpunk mais c'est une fiction qui s'est
inscrite dans la réalité et qui a maintenant vingt-cinq ans de
traditions. Il y a là quelque chose de fort, une transversalité. Tu le
définis cent fois mieux que personne. C'est d'ailleurs comme ça que je
t'ai connu. Ça peut se trouver dans les subcultures, les transcultures.
Il y a plein d'adjectifs pour les déterminer. Heureusement qu'il existe
aujourd'hui ce petit tissu qui porte peut-être en lui les génomes
nécessaires à l'apparition d'un nouveau génome, d'un génome
supplémentaire.
Comment définiriez-vous tous deux l'art ?
T.E. - L'art, c'est le champ de tous les possibles. C'est la
transgression totale, parce que l'art est la seule chose qui, du point de
vue juridique, bénéficie encore d'un non-lieu. Prenons comme exemple les
performances de Lukas. L'art lui permet d'aller dans des champs qui lui
vaudraient d'être immédiatement incarcéré s'il n'avait pas une
attitude artistique au sens de Duchamp. Et c'est bien parce qu'il a cette
posture artistique, qu'il codifie ses actes et qu'il a le recul
nécessaire, que l'on ne peut pas parler de passage à l'acte instantané,
qu'on ne peut pas le considérer comme un psychopathe. Quelle est la
différence entre Lukas et un psychopathe ? Lukas est un artiste
plasticien. Il ritualise, codifie, pose, écrit et questionne. Il se situe
toujours dans le prisme de l'histoire de l'art. A l'inverse, nous serions
dans le passage à l'acte, critiquable ou pas ? Ce qui fait toute la
différence avec un mec qui travaille directement sur lui sans
réfléchir. Dans ce dernier cas, on ne serait pas dans le champ de l'art
et le législateur pourrait se poser la question.
L.Z. Je trouve qu'il est plus facile de dire ce qui n'est pas de l'art
que de définir ce qui en est. Tenter de définir l'art, ce serait le
réduire à quelques archétypes. Mais beaucoup de choses qui se font sous
le label artistique ne sont pas de l'art.
Dans ce cas, qu'est-ce qui n'est pas de l'art ?
L.Z. - A partir du moment où ça rentre dans un consensus purement
esthétique, où ça ne fait qu'obéir à des règles et à des normes,
s'il n'y a pas un fond politique ou une remise en cause, une redéfinition
ou une réécriture de choses, on n'est plus dans le champ artistique.
L'art se doit d'être dans la réécriture du consensus.
T.E. - Il y a aussi un côté sacré dans l'art. Pour moi, l'art a
forcément un côté liturgique. Je l'ai vu de nombreuses fois dans le
combat autour de la Demeure du Chaos. Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? Le législateur
tend à entendre ça. C'est un état doctrinal. Dans le cas de la Demeure
du Chaos, j'ai supprimé des pans entiers de l'habitat privé ou
professionnel. Ce qui veut dire que l'œuvre prime sur le bien-être des
gens dans la maison. Dans la Demeure, l'œuvre a une primauté sur
l'acquis, le consensus, le bien-être. A contrario, quelqu'un qui
bâtirait un palais ou créerait un ajout d'habitat, même si des artistes
talentueux s'y prêtaient, sortirait du champ de l'art. Ce ne serait qu'un
prétexte, un simulacre d'art que l'on créerait pour un ajout de
bien-être. Pour moi, l'œuvre d'art relève avant tout du domaine de
l'utopie, mais pas nécessairement au sens cartésien ou matérialiste. L'œuvre
prime avant toute chose, quelles qu'en soient les déboires, la
conduction. Par nature, l'œuvre dérange. Elle s'installe et en plus
résiste en théorie au temps.
L.Z. Je pense que s'il ne s'agit que du bien-être, à un niveau
personnel, l'art est quelque chose d'inutile. L'art se passe ailleurs,
dans le concept, dans l'idée et encore une fois dans l'utopie.
T.E. - C'est là où le luxe essaie de voler à l'art. C'est la raison
pour laquelle BMW se retrouve au musée Guggenheim de New York. Je pense
que l'art est sans concession. Plus j'avance dans mes œuvres plastiques,
plus je me dis que l'art est un coup de cutter. Avec le temps, tu es moins
professoral, plus instinctif. Il y a vraiment des choses qui ressortent de
l'art. C'est peut-être le juriste qui parle, mais certaines choses ne
sont vraiment que de l'ordre du simulacre. L'art, c'est ce qui jaillit du
néant. C'est la différence entre l'auteur et le créateur. Ce qu'on se
disait tout à l'heure. Il s'agit vraiment de concevoir et de créer ex-nihilo,
d'accoucher du néant quelque chose qui prend forme.
Donc de là, on retrouve forcément l'idée de transcendance ?
T.E. - Oui, c'est l'ascension entre l'œuvre et le sacré. Nous disions
tout à l'heure durant le dîner que l'œuvre d'art est un accident
heureux. Un accident au sens juridique du terme, soudain et imprévisible,
mais qui relève naturellement du bonheur. Une œuvre constitue un lien
entre toi et le divin. Dans l'œuvre, il y a une composante qui échappe
au regard, qui échappe à tout et qui fait que tu as les yeux vers le
ciel. Le luxe ne mettra jamais les yeux vers le ciel, mais plutôt les
yeux vers le cul. Vraiment, l'art est une passerelle vers le ciel.
L.Z. - C'est vrai. L'art comme passerelle entre soi et le ciel, ça me
semble être une bonne définition. Pas au sens religieux du terme,
plutôt comme quelque chose au-dessus de notre compréhension.
Justement, comment te définirais-tu d'un point de vue religieux ?
T.E. - Alors vraiment très simplement comme agnostique. Je suis un
homme de doutes. Je crois que c'est saint Augustin, un grand alchimiste au
passage, qui disait que l'homme de foi est habité par le doute jusqu'à
la dernière seconde de sa vie, jusqu'à son dernier souffle. Pour moi, un
athée est un type profondément dangereux. Un croyant est un type
profondément dangereux. Dans le deux cas, je me barre. Il faut chercher.
Pour raffermir sa foi, il faut chercher et tout le temps douter.
Peux-tu reparler de la voie sèche ?
T.E. - La voie sèche, c'est une voie maçonnique qui privilégie
l'initiation solitaire. A travers une illumination, tu as les yeux
brûlés et donc tu erres dans le désert, le temps de bâtir ton
initiation. C'est le contraire de la voie humide qui est une voie lente et
pénétrée par la connaissance et le savoir. Une voie qui s'ouvre à la
collectivité. La voie sèche est une voie qui privilégie la rapidité
parce que tu es aveuglé par la force et le choc de l'initiation. Une fois
que tes yeux sont brûlés, tu erres. Une phase d'errance longue, sans
partage.
Est-ce courant en maçonnerie ?
T.E. - Non, c'est une forme de condamnation ou de damnation. C'est la
reproduction du schéma très chrétien de la damnation.
Et le rapport à l'infini ou à l'immortalité ?
L.Z. Pour moi, l'immortalité, je la vois surtout au travers de
l'art.
Tout acte de création est pour moi une manière de me survivre. Je ne
crois pas en la réincarnation. Mais je crois en une forme de karma dans
la partie qui constitue ta vie, où effectivement tous tes actes ont des
conséquences, où tout ce que tu vas poser va amener une suite. Mais je
ne crois pas à un au-delà ou à une vie après la mort. Et c'est
peut-être pour ça que je me sens poussé par une telle envie de créer,
de constituer une œuvre, de laisser des traces. Mon immortalité se situe
à ce niveau-là.
T.E. La mort est quelque chose d'insupportable d'un point de vue
intellectuel. Je défie quiconque d'imaginer la mort au sens non plus
liturgique mais réel du terme sans devenir enragé ou fou. D'où le
danger du bouddhisme qui est d'arriver à une dissolution de soi-même. La
plupart des gens qui pensent à la mort raisonnent à un niveau
individuel. C'est « Je serai mort ». Imaginez ne serait-ce qu'une
seconde de ne plus être, que le « je » n'existe plus.
En tout cas, l'immortalité est une invention fabuleuse. C'est un état
de damnation. L'alchimie tend vers ça. C'est l'ouvrage d'Axel Kahn sur le
secret de la salamandre (NDLR - Le Secret de la salamandre - La médecine
en quête d'immortalité par Axel Kahn et Fabrice Papillon. Éditions Nil,
Paris, mars 2005). La salamandre est le symbole de l'immortalité car elle
peut s'autorégénérer. C'est le seul animal dont le génome peut se
reproduire à l'infini. Tu peux lui trancher un cœur, un bras ou une tête,
il y aura une duplication du génome. Ce qui n'est pas le cas des
excroissances du lézard ou d'autres espèces. Celles-ci ne sont que des
excroissances cellulaires. Maintenant, pour aller plus loin dans un
raisonnement littéraire, le vrai problème est d'accepter d'être
immortel. C'est un vrai boulot. Se demander ce que tu feras lorsque tous
tes proches mourront et que tu perdureras ? Il est donc intéressant de se
poser la question de l'immortalité, même si c'est une voie chamanique ou
littéraire. Quel conflit devrais-je subir, quel crachat des générations
futures ? Quelle folie devrais-je voir, engendrer et subir en passant à
travers le temps ? C'est là où l'on revient vers le film Entretien avec
un vampire. L'immortalité est pour moi le plus beau supplice humain.
C'est un supplice merveilleux.
Et ici, à la Demeure du Chaos, l'alchimie opère sur quoi ?
T.E. - Elle opère sur les êtres. C'est amusant. Nous avons aussi des
sociétés cotées en Bourse au travers desquelles elle se reproduit. Un
jour, nous avons eu une action complètement explosée, erratique. Le
parcours le plus fou en Europe, au-delà de données rationnelles, parce
que les marchés sont tout sauf irrationnels. Ils jouent simplement sur
l'anticipation. Et un jour, avec un des grands pontes de Goldman-Sachs,
exaspéré d'expliquer ce comportement par tous les ratios possibles et
imaginables, nous avons conclu que c'était une forme d'alchimie.
La Demeure du Chaos transforme les êtres. Elle m'a cuit, démoli,
brûlé, disjoncté. L'alchimie se produit sur toi. Tu es obligé
d'abandonner toute prétention, toute représentation. Au début de la
Demeure, les vieux nous crachaient dessus dans la rue, physiquement.
C'était normal. Ils nous crachaient leur dégoût de ce que nous
faisions. C'était pire que de faire face à une armée de fous furieux.
L.Z. - Je crois que c'est Stelarc qui parle de l'homme qui se
débarrasse de l'espèce. Et ici, c'est un peu ce qui se passe.
T.E. - C'est Canseliet, le disciple de Fulcanelli, qui revoit son
maître âgé de 112 ans à Séville en 1957. Et c'est pour ça que j'ai
peint récemment sur le haut de la Demeure : « Le maître est là et il
t'attend. » Un jour, un vieil homme vient voir Canseliet qui pleure son
maître. Canseliet se trouve dans une riche campagne à Séville et le
vieil homme lui dit cette phrase que j'ai retrouvée dans un temple
protestant à Genève. Cette phrase m'a obnubilé. Trois semaines après,
je la peins sur le haut de la Demeure à l'entrée. Et un mois et demi
après, elle ressortira dans un autre contexte, dans une autre étude. Il
y a des choses troublantes dans la vie.
Tu attends encore quelque chose ?
T.E. - Le matin des magiciens… On l'attend toujours. On attend le
sublime, on attend le merveilleux. Il y a du merveilleux partout, même à
travers un charnier humain. Goya l'avait vu. Les gens ont perdu la
capacité de voir le merveilleux et le sublime dans la tragédie. C'est
pour ça que je dis que nous vivons un siècle somptueux mais tragique. Le
XXIème siècle renoue avec la tragédie et le somptueux.
Et quels peuvent être les ressorts pour rediriger la machine dans la
bonne direction ?
T.E. - Que l'homme redécouvre son animalité et son humanité.
Aujourd'hui, lorsque les gens meurent en salle de réanimation dans les
hôpitaux, on éloigne la famille du mort. Les gens ne savent plus ce
qu'est la mort. Le toucher avec le mort, la descente avec le mort est
importante. Eros et Thanatos sont deux choses importantes. C'est pour ça
que nous essayons d'entretenir toujours la mort et la baise, d'aller
jusqu'au bout dans la baise et d'aller jusqu'au bout dans la mort. Les
deux extrêmes permettent de trouver tes racines. Va fucker à mort, sors
d'une morgue ou va voir une réanimation un peu sordide. Ce n'est pas pour
rien qu'il y a des odeurs de baise dans la réanimation et des odeurs de
mort dans la baise. Aujourd'hui, les gens aseptisent leur vie, leur corps,
leur pensée. On en revient toujours au dandysme au sens du XVIIIème
siècle. Lukas, par exemple, a une attitude de dandy. Il y a chez lui une
esthétique de la souffrance.
Ce que tu ne rejoins pas forcément, Lukas ? Tu parles plus de douleur
que de souffrance…
L.Z. - Oui. C'est-à-dire qu'il faut replacer dans le contexte. Au
début de ma démarche, on me renvoyait toujours à la souffrance. En
fait, j'ai toujours travaillé avec la douleur, sans pour autant la
rechercher. C'est David Le Breton qui m'a permis de faire la distinction
entre les deux.
T.E. - La souffrance, c'est la douleur encryptée dans une vision soit
humaniste, soit religieuse. La douleur est un acte biologique, un
résiduel médical. La souffrance a quelque chose de l'ordre du spirituel.
C'est la douleur transcendée en bien ou en mal. La souffrance perdure
dans le temps, la douleur se résume. Dès lors où elle est consentie, la
douleur est relativement évacuée.
Qu'attends-tu pour demain, après-demain, les temps à venir ?
T.E. - J'attends Pierre le Romain. J'attends le phylactère et la fin
de cette église. J'attends les temps nouveaux. En sachant que les sept
collines de Rome crameront, en sachant que toute une partie de ce que nous
avons été brûlera. J'attends les accidents de l'histoire au sens de
Virilio. Les déchirures de l'histoire. L'histoire est seule capable de
t'offrir un bonheur extraordinaire comme à 15h30 le 11 septembre 2001. Je
travaillais avec un CAC man. Les CAC men sont des mecs extrêmement bien
payés. Il y en a une quarantaine en Europe, des mecs qui ne travaillent
que les valeurs du CAC, des divas chargées et cockées jusqu'au nez
jusqu'à l'os. Il se trouve qu'il travaillait sur une de mes valeurs et,
avant tout le monde, on a eu tout le backbone de Wall Street qui s'est
arrêté. On a immédiatement su qu'il y avait quelque chose. Lui avait
compris. Et on l'a su 16 minutes avant tout le monde. Ce n'est qu'ensuite
que nous avons eu l'image sublimée. Là aussi, je prends des précautions
oratoires. On a eu quelque chose qui dépasse l'entendement, de l'ordre de
l'acte artistique sublime.
En quoi est-ce que ça dépasse l'entendement ?
T.E. - Par la perfection du geste et de l'acte. On arrive dans cet acte
de toucher un sanctuaire, d'avoir un ciel parfait, la caméra, l'optique.
On a une scénographie qui dépasse Hollywood. D'un point de vue
plastique, c'est une œuvre dont on ne se lasse pas. Du point de vue du
regard, de l'œuvre, la plasticité de l'image est absolue. C'est un bleu
de détourage électronique, un bleu parfait.
Tu penses qu'on va échapper à la stagnation et aller vers des temps
nouveaux ?
T.E. - Oui, je suis très optimiste.
Pourquoi ? C'est l'accélération, l'accident qui devient inévitable ?
T.E. - Bien sûr. On a notre capacité à produire nos propres
accidents. On a par exemple construit l'A380. Nonobstant le scandale
financier, cet avion est la cible rêvée de tous les terroristes. Il
contient minimum 700 ou 800 personnes. Ça pose tout un ensemble de
problématiques que je connais bien en tant qu'ancien pilote avec plus de
500 heures de vol. Du point de vue de la logique de marché, il répond à
une vraie demande dans les vols transcontinentaux ou autres. Mais il
devient la cible rêvée de tous les terroristes. C'est donc par nature
une prophétie auto-réalisante.
Et voilà, La Spirale deux semaines après… Monsieur Courau, dans cet
entretien par ailleurs fort intéressant au demeurant, Monsieur Ehrmann
vous expliquait la prophétie auto-réalisante de l'A380 et figurez-vous
que dans le cadre de notre commission rogatoire, nous souhaiterions avoir…
En direct du JT de France 2, nous sommes en direct du quai des Orfèvres,
la garde à vue vient d'être retenue pour le quatrième jour de suite
contre le journaliste d'investigation Laurent Courau et l'homme d'affaires
Thierry Ehrmann. Nous ne savons pas ce qui sort du parquet de
l'instruction, mais nous confirmons les faits, l'A380 est une prophétie
auto-réalisante, nous apprenons d'ailleurs que l'action EADS vient
d'être suspendue au Nasdaq dans l'attente d'une reprise de cotation que
nous estimons peut-être à demain matin… Et là où vous rirez moins,
c'est quand l'A380 va se scratcher…
_ Allô Laurent, allô Lukas ?
_ Ouais, euh…
_ Laurent, pourquoi est-ce que tu ne me rappelles pas ? Ah, tu as des
gens autour de toi ? Oui, bon…
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obscurum per obscurius
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